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Mediapart
La « valeur travail », miroir aux alouettes d’Emmanuel Macron
Article mis en ligne le 11 novembre 2021

Derrière l’éloge appuyé du président de la République à la « valeur travail » pour justifier de nouvelles mesures répressives contre les chômeurs et les retraités se cache en réalité la volonté appuyée de soumettre le monde du travail à la logique de marché.

Vingt fois. Vingt fois, le président de la République Emmanuel Macron aura, lors de son intervention du mardi 9 novembre 2021, évoqué la « valeur travail ». Une opération de communication basée sur un mot-valise qui a fait bondir à droite, où il fait figure de totem, au point que la candidate à l’investiture LR, Valérie Pécresse, a dénoncé un « hold-up sur les idées de la droite ».

Mais cette insistance n’est pas nouvelle. Depuis le début du quinquennat, le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, ne cesse de marteler que « le travail doit payer » et que le gouvernement « croit en la valeur travail ». À chaque fois, il s’agit de justifier un durcissement de l’accès aux indemnités chômage, comme cela a été le cas d’ailleurs lors de l’allocution d’Emmanuel Macron, une baisse des cotisations salariales ou une subvention publique aux bas salaires pour éviter de relever les salaires. (...)

La « valeur travail » est donc mobilisée pour justifier d’abord des politiques de déconstruction de l’État social. La solidarité viendrait en effet favoriser l’oisiveté. La défense de la « valeur travail » passerait donc par le découragement de cette oisiveté et la récompense du travail. On voit immédiatement que l’enjeu de ce mot-valise n’est pas qu’économique, il joue sur l’ambivalence du terme « valeur » qui renvoie autant à une notion purement économique, la production de richesse, qu’à une notion morale et politique (« nos valeurs »).

Derrière la « valeur travail », il y a aussi, et sans doute surtout cette idée que la société est fondée sur le travail et que ceux qui ne travaillent pas seraient ainsi des parasites ou des « mauvais Français ». Les deux notions ne sont pourtant pas indépendantes : elles fondent l’idée que la nation est uniquement une communauté de producteurs, ceux qui refusent cette vision en sont donc naturellement exclus ou doivent rentrer dans le rang. (...)

Toutes les politiques menées depuis trois décennies visent à créer de la valeur par le marché et non par le travail. Le travail n’est que la conséquence de la création de valeur, pas sa source.

C’est bien de cette façon qu’il faut comprendre les discours où l’emploi est la fin du processus : il faudrait d’abord laisser la richesse se créer, en favorisant les financements, en libéralisant les marchés et en réduisant les impôts, puis en attendre les retombées en termes d’emplois. Autrement dit, le travail n’est pas la source de la richesse, mais sa conséquence.

Trois exemples précis viendront confirmer cela. Le premier, c’est la réforme du marché du travail qui a été soutenue par Emmanuel Macron, ministre de l’économie de François Hollande, puis complétée par Emmanuel Macron, président de la République en fin de quinquennat. Cette réforme vise à donner le « juste prix » au travail en le soumettant aux conditions de marché des entreprises. Avec ces réformes, la valeur du travail est déterminée par son utilité marginale, mais aussi par l’utilité marginale des produits. Autrement dit, c’est le prix du marché, et donc la valeur créée par l’échange qui détermine la valeur du travail. Pas l’inverse.

Le deuxième exemple est celui de la fiscalité des revenus du capital. Ces revenus ne sont pas le fruit du travail, mais bien de la valeur de marché des produits financiers acquis. Pour réaliser une plus-value sur une action, il n’y a pas besoin d’une validation a posteriori par le travail. La vente de l’action suffit à créer la « richesse ». Et le réinvestissement de cette richesse créée dans la finance n’a pas davantage de lien avec le travail. Dès lors, la question de la légitimité de cette richesse est posée et justifie sa taxation.

Mais le discours d’Emmanuel Macron est alors de dire que cette richesse non fondée sur le travail crée de l’emploi, donc du travail. L’analyse de Ricardo fondée sur la valeur travail est très différente : si la reproduction du capital est indépendante du travail, alors il s’agit d’une rente qui, pour le bien collectif, doit être cassée. Emmanuel Macron, lui, l’encourage, précisément parce que sa vision de la valeur n’est pas fondée sur le travail. (...)

Et cela nous mène au troisième exemple. Le cœur du discours économique d’Emmanuel Macron, c’est l’innovation privée réalisée par des entrepreneurs. (...)

Non pas parce que l’entrepreneur travaille plus que les autres, mais parce qu’il est capable de mettre sur le marché un produit nouveau, donc à l’utilité marginale très forte. Et ce n’est pas pour rien que ces « innovations » se mesurent à leur valorisation boursière, c’est-à-dire à leur valeur de marché. Le rêve d’Emmanuel Macron des « licornes », ces start-up valorisées un milliard de dollars en Bourse, est un démenti cinglant de toute forme de croyance dans le travail comme source de la valeur. (...)

Dans la vision macroniste de l’économie, le capital est plus important que le travail et le travail doit suivre le capital. C’est bien ce que le président de la République a défendu lors de la présentation du plan « France 2030 » durant laquelle il a fait l’éloge de la coopération entre la finance, les grandes entreprises, l’État, mais jamais les travailleurs. Ce n’est pas réellement le discours de quelqu’un qui serait attaché à la valeur travail.

Toute la « révolution » que prétendait achever Emmanuel Macron dans son livre-programme de 2016 était donc fondée sur la conviction que le travail ne détermine pas la valeur mais que la valeur préexiste au travail et détermine le travail. Rien d’étonnant à cela, la révolution néolibérale vise à soumettre la société à la logique marginaliste, et Emmanuel Macron en est le représentant le plus convaincu.
Le caractère explosif de la valeur travail

En résumé, défendre la valeur travail, ce n’est pas dire qu’il faut travailler pour gagner de l’argent, c’est placer le travail au cœur de la création de richesse. Et de ce point de vue, les faits et les actes du président de la République contredisent son discours. Et ce n’est pas un hasard. (...)

La seule vraie conséquence de la valeur travail est, en réalité, le socialisme. Mais en la fétichisant et en la confondant avec la valeur d’échange, on a fait de cette notion une arme politique du conservatisme social qu’incarne de plus en plus Emmanuel Macron. Et c’est pour cette raison qu’il a eu recours à cette aberration apparente d’utiliser la valeur travail pour renforcer l’exploitation du travail. Car l’annonce d’un durcissement des conditions d’indemnisation du chômage ne signifie rien d’autre que cela : soumettre tous les travailleurs au marché et donc à la valeur d’échange. (...)

En fait, Emmanuel Macron n’a fait que resservir une fois de plus l’arnaque intellectuelle développée par l’exécutif depuis plus de deux ans, selon laquelle des chômeurs gagneraient régulièrement plus que lorsqu’ils travaillaient.

De même, lorsqu’il se félicite qu’à partir du 1er décembre, « il faudra travailler au moins six mois dans les deux dernières années », au lieu de quatre mois, pour pouvoir toucher le chômage, il oublie sciemment que ce durcissement touchera en priorité les jeunes précaires… pour lesquels il avait justement prétendu quelques secondes plus tôt mettre tout en œuvre pour les aider à sortir de leur situation. (...)

les grandes incantations n’ont aucun quelconque rapport avec la réalité. Car il existe un très grand nombre de raisons légitimes pour lesquelles un demandeur d’emploi n’arrive pas à retrouver de travail. À commencer par leur très petit nombre : selon la Dares, l’institut statistique du ministère du travail lui-même, on comptait 264 400 emplois vacants cet été. Face à 3,5 millions d’inscrits chez Pôle emploi en catégorie A (qui n’ont pas du tout travaillé le mois précédent). En clair, il existe un emploi disponible pour environ treize chômeurs.

Et comme Mediapart le racontait dans ce reportage, les agents spécifiquement chargés du contrôle sont très souvent obligés de conclure que les demandeurs d’emploi… ne trouvent pas de boulot, malgré tous leurs efforts.

Valérie Pécresse n’a donc pas tort : le président de la République mobilise là les ressorts classiques de la droite. Il individualise le rapport au travail, rapport uniquement social, en prétextant une pseudo-division entre ceux qui font des efforts et les oisifs volontaires. Cette individualisation transforme la valeur travail économique en valeur morale qui sépare ceux qui « se comportent bien » et les autres. Chacun voudra être dans le bon camp, bien sûr. Mais c’est une illusion, car le seul vainqueur à ce petit jeu, c’est le système social existant. Autrement dit, l’exploitation.