
Les bidonvilles réapparaissent en France. En reconstituant le parcours d’habitants des bidonvilles d’après-guerre, la sociologue Margot Delon montre l’importance de la ségrégation et de la précarité subies, sans négliger pour autant les ressources qui permettent à certains de s’élever socialement ni les effets à long terme de la solidarité.
les facteurs structurels à l’origine de la pauvreté ne peuvent pas disparaître aussi rapidement qu’un bulldozer met en pièces une baraque, et les personnes qui ont habité dans les bidonvilles ne s’effacent pas non plus. Malgré le vote de textes facilitant les opérations d’expulsion et de relogement des dizaines de milliers d’habitants d’origine immigrée concernés, certaines « causes » économiques, politiques, et sociologiques apparaissaient déjà, à l’époque, comme susceptibles de favoriser la permanence de l’habitat précaire (Blanc-Chaléard, 2016). (...)
Enquêter sur les enfants — aujourd’hui adultes — des bidonvilles et cités de transit de l’après-guerre permet de prendre le contrepied de cette tendance à occulter les causes et les effets biographiques de l’expérience de l’habitat précaire et, plus généralement, de la pauvreté. En fonction de leurs expériences, les personnes qui ont grandi dans les bidonvilles et les cités de transit n’ont pas connu les mêmes trajectoires ultérieures. (...)
Si l’histoire des bidonvilles a été médiatisée par les témoignages de « miraculés », comme Azouz Begag, ancien ministre et auteur du Gône du Chaaba, ce type de trajectoires est loin d’être la norme. Réciproquement, le parcours du « bidonville au HLM » décrit par le romancier et cinéaste Mehdi Lallaoui ne concerne pas l’ensemble des anciens habitants des bidonvilles. (...)
les personnes qui subissent de manière continue, de l’enfance dans les bidonvilles et cités de transit à l’âge adulte, différentes formes de ségrégation et de difficultés socioéconomiques. Dans les bidonvilles, leurs familles comptaient parmi les plus précaires. Aujourd’hui, ces personnes sont nombreuses à résider en logement social voire, pour certaines, à connaître des difficultés de logement. Elles occupent majoritairement des emplois d’ouvriers ou d’employés. Très marquées par l’expérience de l’habitat précaire, de la stigmatisation et du racisme (ces personnes sont pour la plupart d’origine algérienne), elles craignent que les inégalités se reproduisent pour leurs propres enfants et sont très sensibles aux injustices. (...)
Le deuxième type de parcours est celui d’habitants de Nanterre, d’origines algérienne et marocaine, dont la situation s’est améliorée bien plus nettement depuis leur enfance. Ils ont connu des formes modérées d’ascension sociale, en raison d’une intégration réussie dans des réseaux proches du pouvoir municipal. Ces personnes peuvent aussi bien être locataires d’un logement social que propriétaires dans des quartiers qui ne comptent pas parmi les plus ségrégués et stigmatisés. Après des trajectoires scolaires plus longues, elles ont eu accès à des postes correspondant pour la plupart à la catégorie de profession intermédiaire. (...)
Dans un troisième cas, les devenirs socioprofessionnels et résidentiels sont marqués par la reproduction d’une forme ambiguë de domination. À l’instar de leurs parents, ces personnes, toutes d’origine portugaise, se sont insérées dans des secteurs d’activité qui leur étaient favorables, mais qui les ont confinées à des statuts de travailleurs manuels ou d’employés. Elles sont également devenues, pour leur très grande majorité, propriétaires de leur habitat. Tout en restant la cible d’un mépris de classe très culturalisé, ces anciens enfants des bidonvilles et cités se distinguent nettement des minorités les plus stigmatisées et tendent à occulter leur passage par le bidonville, ou à en minimiser l’influence. (...)
Un dernier type rend compte des trajectoires de très forte ascension sociale, passant par la poursuite d’études supérieures suivie de l’accès à des positions d’encadrement. Pour ces personnes, la mobilité sociale résulte d’une conjonction entre les aspirations de leurs parents, mieux dotés, mais déclassés par la migration, et les dispositions transmises par des bénévoles ou militants issus de milieux favorisés. Cette mobilité a entraîné un éloignement volontaire du groupe et de la ville d’origine. Cela ne signifie pas pour autant que les difficultés connues dans le passé soient niées : au contraire, ces anciens enfants des bidonvilles ont pour particularité de les exacerber dans leurs récits, témoignant ainsi leur fidélité à un milieu d’origine aujourd’hui distant (...)