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Mediapart
La vie fracassée de l’ex-adjudant Cheriet
#armeefrançaise
Article mis en ligne le 27 décembre 2022
dernière modification le 26 décembre 2022

Victime d’un syndrome psychotraumatique à la suite d’une mission au Mali, un ancien sous-officier français spécialisé dans le renseignement raconte comment il a « tout perdu ». Son sort rappelle les difficultés qui entourent encore la prise en charge des « blessures invisibles » dans les armées.Victime d’un syndrome psychotraumatique à la suite d’une mission au Mali, un ancien sous-officier français spécialisé dans le renseignement raconte comment il a « tout perdu ». Son sort rappelle les difficultés qui entourent encore la prise en charge des « blessures invisibles » dans les armées.

A l’armée française, El Hamel Cheriet a tout donné. Il a dû repousser son mariage. Lorsque son épouse était enceinte de leur fils aîné, il était déployé au Kosovo. Lorsque le deuxième est né, il se trouvait à Djibouti. Lorsqu’elle attendait leur troisième enfant, il était de nouveau parti dans la Corne de l’Afrique.

Ses états de service mentionnent officiellement treize opérations ou missions extérieures, au Kosovo, à Djibouti, au Liban, au Mali, au Tchad, au Niger et ailleurs. Il en a fait « bien plus » en réalité, assure-t-il.

Engagé dans l’armée en 1999, à 21 ans, avec un « bac – 3 » en poche et l’envie d’être utile, El Hamel Cheriet a gravi les échelons jusqu’à être promu au grade d’adjudant, en 2015. Il s’est spécialisé dans un domaine qui nécessite rigueur et discrétion : le renseignement militaire. (...)

Pour recueillir des informations utiles au bon déroulement d’opérations françaises, l’ancien adjudant a passé des paquets d’heures derrière son ordinateur, à examiner des images satellitaires et à écouter des captations téléphoniques. Mais pas seulement : il a aussi été amené, devine-t-on par quelques allusions, à interroger des prisonniers ou à gagner la confiance de notables dans des régions où l’armée française était en mission.

De ce job singulier, l’ancien adjudant garde des réflexes confinant à la paranoïa (...)

Mais aujourd’hui, et depuis cinq ans, c’est lui qui est malade, et terriblement amer. L’adjudant a laissé une partie de sa vie et de sa santé quelque part dans la forêt de Foulsaré, au Mali, en 2017.
La musette tachée de sang

Cette année-là, El Hamel Cheriet est engagé dans l’opération Barkhane, qui s’est donné pour objectif de combattre les groupes armés djihadistes actifs au Sahel, en particulier au Mali, au Burkina Faso et au Niger.

Chef d’équipe « Psychological Operations » (opérations psychologiques), il est notamment chargé de recueillir des renseignements relatifs à la présence de combattants djihadistes. Des photos de l’époque le montrent, tenue touareg enfilée sur son pantalon de treillis, tout sourire aux côtés d’autorités locales. (...)

Ceux qui restent

L’opération Barkhane a officiellement quitté le Mali le 9 novembre 2022. Dans les livres d’histoire militaire, la page est tournée. Dans la vraie vie, il y a ceux qui restent. Les Malien·nes, Nigérien·nes et Burkinabé·es qui sont toujours en proie aux exactions des groupes armés, voire de ceux qui sont censés les protéger ; mais aussi les otages, locaux ou étrangers ; et les soldats envoyés là-bas en croyant « aller aider » qui y ont laissé beaucoup d’illusions et parfois, un bout d’eux-mêmes.

El Hamel Cheriet en fait partie. Quelques mois après son retour, il devient violent. « J’ai voulu taper des collègues. J’ai commencé à faire peur à tout le monde, j’étais le fou furieux du quartier. Les gens regardaient dans leur judas avant de sortir pour ne pas me croiser. En moi, ça vacillait entre tristesse et haine. »

À la Réunion, où il a été muté, il va consulter des médecins qui lui diagnostiquent un « syndrome psychotraumatique majeur » dû à sa mission au Mali, « majoré par un tableau dépressif ». L’état de stress post-traumatique – la « blessure invisible » qui hante des milliers de militaires, d’humanitaires ou de journalistes ayant travaillé en zone de guerre, mais aussi de victimes d’attentats ou de violences sexuelles.

Le 15 novembre 2017, l’adjudant Cheriet est placé en arrêt de travail. Il pense pouvoir se reconstruire et reprendre sa vie sous les drapeaux. En réalité, son état empire. Une dizaine de certificats médicaux, arrêts de travail et certificats de visite, que nous avons pu consulter, racontent sa chute.

À force de contracter la mâchoire et de serrer les dents, il finit par se les briser, littéralement. (...)

La journée, des flashs lui font revivre les scènes les plus traumatisantes. Il se met à éviter les foules, les lieux fermés, les films violents, les festivals et concerts que, dans sa vie passée, il appréciait tant.

Il perd « quatorze kilos », développe des « lésions eczématiformes », relève l’une des psychiatres qui le suivent. À force de contracter la mâchoire et de serrer les dents, il finit par se les briser, littéralement.

Le 15 mai 2018, la psychiatre observe que le militaire est « amer », « replié sur lui-même », « profondément triste ». Le 15 mars 2019, elle relève que « son état clinique ne s’améliore pas ». Le 17 avril 2019, elle alerte sur son « état anxieux et dépressif inquiétant ».

Pour cet « état de stress post-traumatique avec syndrome anxio-dépressif », ces « reviviscences, cauchemars, troubles du sommeil, anhédonie, dépréciation de sa personne, irritabilité, hypervigilance, troubles mnésiques, troubles de la concentration, repli sur soi, agoraphobie, conduites addictives, perte de libido, tristesse, ruminations, traitements médicamenteux et suivi psychiatrique », son taux d’invalidité est évalué à 60 %, indique un document du ministère des armées daté 18 juin 2019.
Le vilain petit canard

Depuis une dizaine d’années, l’armée française assure porter une attention toute particulière aux blessures psychologiques de ses militaires, en premier lieu à ceux victimes d’état de stress post-traumatique (ESPT). El Hamel Cheriet n’a pas ce sentiment. « J’ai eu le malheur d’avoir un ESPT : j’étais fini. Dès que je me suis mis en congé du blessé, on a commencé à me regarder de travers. Je suis devenu celui qui ne fout plus rien, le profiteur, le vilain petit canard », assure-t-il amèrement. (...)