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« Laissez-vous guider » (France 2) : la balade réactionnaire de Bern et Deutsch dans le Paris révolutionnaire
Article mis en ligne le 2 juin 2019
dernière modification le 30 mai 2019

Le 2 mai en première partie de soirée, France 2 diffusait le second numéro de « Laissez-vous guider », la dernière émission grand public de France 2, animée (et produite) par Stéphane Bern et Lorànt Deutsch [1]. À grands renforts d’effets spéciaux, cette émission a été l’occasion pour les deux « historiens de garde » de revisiter la Révolution française en multipliant les imprécisions et les points de vue biaisés dont ils sont coutumiers.

Avant d’évoquer ce nouveau numéro de « Laissez-vous guider », il est intéressant de revenir sur le choix, de la part de France 2, de laisser les clés d’une nouvelle émission historique à deux figures médiatiques aux accointances monarchistes, Stéphane Bern et Lorànt Deutsch.

Le choix de France 2 : la Révolution racontée par deux monarchistes médiatiques

À commencer par Stéphane Bern. L’animateur n’a jamais caché ses sympathies royalistes [2] ; son émission « Secrets d’histoire » consiste d’ailleurs, la plupart du temps, en un éloge des têtes couronnées – l’histoire du peuple n’intéressant pas le public, selon Bern lui-même [3]. Cet épisode de « Laissez-vous guider » se présente lui-même comme un passage en revue de l’histoire révolutionnaire, « de la prise de la Bastille où tout a commencé, à la place de la Concorde qui a vu l’exécution du roi de France » – et où, laisse-t-on entendre, tout aurait fini !

Lorànt Deutsch défend lui aussi la monarchie, et sa vision de la Révolution interroge [4]. En 2011, il déclare dans Le Figaro TV magazine que le moment révolutionnaire met « fin à notre civilisation », et déplore un événement qui aurait « coupé la tête à nos racines ». Dans Métronome, il se montre particulièrement virulent au sujet de cette période historique, insistant beaucoup sur la violence du peuple en Révolution, sur les mensonges des révolutionnaires, et sur les prétendues destructions de patrimoine. Lorànt Deutsch est également un fervent partisan de la théorie du génocide vendéen, notamment relayée dans les grands médias par l’intermédiaire d’un éditorialiste tel qu’Éric Brunet ; un récit idéologiquement marqué et caractéristique d’une droite catholique, traditionaliste et contre-révolutionnaire [5].

On peut difficilement croire que France Télévisions ignorait le caractère idéologique des productions de Stéphane Bern et Lorànt Deutsch. Une explication possible à ce choix est celle d’une logique d’audience : les deux animateurs bénéficieraient d’une image de vulgarisateurs à même de « passionner » les spectateurs – ne sont-ils pas eux-mêmes « deux grands passionnés d’histoire et de patrimoine », comme l’annonce l’émission dès ses premières secondes ? Pourtant, les succès d’audience sont loin d’être toujours au rendez-vous pour les deux « historiens de garde ». (...)

si les émissions de Stéphane Bern continuent de bien « fonctionner », l’image d’éternel ado sympa de Lorànt Deutsch semble un peu ternie depuis quelques temps. Il y a d’abord eu les polémiques autour de Métronome. Le comédien a été vilipendé pour sa vision partisane de l’histoire. Il a répondu en tentant de discréditer les historiens critiques, les accusant d’être des idéologues. Puis, fin 2013, son approche de la bataille de Poitiers, dans son livre Hexagone pose à nouveau question [6]. Enfin, trois ans plus tard, le site Buzzfeed enquête sur un vrai-faux compte Twitter (et Facebook) dans lequel le comédien, ou quelqu’un se faisant passer pour lui, attaque violemment ses adversaires [7]. Ces polémiques, ainsi que les ventes un peu décevantes d’Hexagone et même Métronome 2, ont contribué à une relative perte de vitesse du comédien. Parallèlement à la sortie d’un ouvrage sur la langue française (Romanesque), qui lui vaut également une (nouvelle) petite polémique [8], de nouveaux procès en incompétence (et toujours beaucoup de promo télé), le comédien lance fin 2018 sa chaine Youtube, « À toute berzingue », dont le concept de départ est d’apprendre l’histoire des principales villes de France en cinq minutes [9]. Chaîne qui compte, à ce jour, un peu plus de 3000 abonnés, ce qui reste incroyablement anecdotique, si l’on compare ce chiffre aux ventes de livres du comédien, et surtout aux principales chaines Youtube spécialisées dans l’histoire [10] !

Et pourtant… Comme dans le cas de BHL, ces différents signes n’empêchent pas les grands médias et les cercles du pouvoir de continuer à maintenir les deux bons clients de la télé sous respiration artificielle. En les consacrant comme les deux chargés a priori des sujets d’histoire, mais également en entretenant leur capital symbolique à grand renfort de prix, et autres reconnaissances institutionnelles. (...)

Autre explication du choix de France 2 : les deux animateurs proposant à la fois un récit simpliste et polémique de la Révolution française à Paris, ils ne manqueront pas de faire parler de l’émission, créer un buzz et apporter de l’audience. Et de fait, les réactions n’ont pas manqué. Dans les médias et sur les réseaux sociaux plus encore, des historiens et historiennes, des vulgarisateurs et vulgarisatrices d’histoire, mais aussi des politiques, ont finalement choisi d’interpeller France Télévisions, et de s’étonner publiquement de ce choix. (...)

Comme à leur habitude, Stéphane Bern et Lorànt Deutsch ont répondu en se défendant d’être des historiens, mais uniquement des « conteurs » (...)

Sur le fond, l’émission a été critiquée avant [13], pendant et après sa diffusion [14]. L’une des principales critiques porte sur l’éclatement de la chronologie, qui ne permet pas de comprendre l’enchainement des événements, et fait perdre toute cohérence. (...)

Il semble ainsi qu’il ne soit pas possible, pour France 2, d’envisager de se passer de ses « historiens de garde » patentés, devenus de véritables entrepreneurs médiatiques. Pourtant, le succès des émissions de vulgarisation historique sur Youtube par exemple, montre que d’autres émissions d’histoire, sérieuses, sourcées et néanmoins divertissantes, sont possibles. Mais tout porte à croire qu’il demeure une cloison entre deux mondes : la télévision d’une part, internet et les réseaux sociaux d’autre part, ainsi que leurs publics respectifs. En témoigne le faible nombre d’abonnés à la chaine Youtube de Deutsch. Autre illustration : la polémique sur l’émission n’a été réellement visible que sur le net – Twitter notamment, ou des articles en ligne de journaux. Pas un mot, à notre connaissance, sur les chaines infos ou dans les différents talkshows à succès. Ni même d’ailleurs à la radio. (...)

La télévision demeure encore le principal média et le plus regardé. Un média qui continue d’être la chasse gardée des « historiens de garde », particulièrement dans le cas du service public. Cette situation conduit à arroger un quasi-monopole à des discours conservateurs et réactionnaires sur l’histoire, au mépris du pluralisme. Au-delà de la critique nécessaire des « historiens de garde », de leur position de pouvoir dans les champs médiatique et politique, et de leur production éditoriale, c’est bien cette captation des savoirs, d’autant plus contestable qu’elle concerne l’audiovisuel public, qu’il convient inlassablement de remettre en cause.