
Quand un sociologue assiste à un concert et choisit l’observation participante, comment peut-il saisir le moment intense qu’est un concert, moment qui capte la présence, celle des protagonistes autant que celle du sociologue/observateur et tenter de tenir un discours sinon lucide, au moins réfléchi sur ce qui est du domaine de l’ivresse, de la démesure, de l’expérience festive, de l’émotion ?
Pendant un concert, on écoute, on regarde, on ressent mais aussi on chante ensemble. Comment comprendre ce qui « fait appel » durant un concert, dans l’intimité du ressenti et des affects de chacun ? Est-il même possible d’en entendre quelque chose ? Tel est l’enjeu du sociologue, problématiser une épreuve de réalité (le concert) et saisir comment les spectateurs la vivent et donc avoir affaire avec les émotions. Avec cette circonstance particulière que la chanson de Lavilliers est aussi intense que fondamentalement politique. Il s’agit de saisir la chanson telle qu’elle est vécue dans les concerts par les spectateurs pour comprendre la fonction symbolique de l’artiste comme médiateur de messages politiques, son action symbolique en ce que l’action symbolique suppose une indétermination du sens, une ambiguïté, une ouverture du texte qui peut dépasser les intentions de l’auteur.
Les concerts de chansons engagées en général et les concerts de Bernard Lavilliers en particulier sont l’occasion de déconstruire la « dichotomie tyrannique » dénoncée par Nelson Goodman entre émotion et raison si prégnante dans les sciences sociales : l’expérience esthétique se joue du clivage entre le cognitif et l’émotif et devient en elle-même un mode de connaissance ancré sur un investissement affectif intense avec des objets, et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit de chansons engagées, c’est-dire ayant vocation à produire une certaine « adhésion » qu’elle ne fonctionne que comme « adhérence ».
Avec Bernard Lavilliers, c’est toujours la question de l’altérité qui est en jeu pour le chanteur du métissage, métissage des sons, des influences, des populations. Métissage des publics aussi . (...)
composition sociale mixte de ses publics : des catégories populaires et des catégories culturellement très diplômées côte à côte, ce qui est sociologiquement très rare autant dans les concerts que dans tous les lieux de la vie sociale. (...)
L’acmé en est une version exceptionnelle réorchestrée de Noir et blanc avec Marco au violoncelle et Lavilliers à la guitare et les spect-acteurs qui en reprennent un refrain toujours identique et pourtant différent.
« La musique parfois a des accords majeurs
Qui font rire les enfants mais pas les dictateurs.
De n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur.
La musique est un cri qui vient de l’intérieur., » (...)
Croisières méditerranéennes que le chanteur fidèle à ses engagements dédicace à l’Aquarius
« Croisières méditerranéennes
Sourires carnassiers des murènes
Très loin des sirènes italiennes
Tu atteindras ces rives sombre
Très près des côtes siciliennes
Les vierges noires comme une traîne
Imaginez la mer qu’on a payée si cher
Imaginez la mer
On est venu de loin
Plus loin que tes repères
A des millions de pas
On est venu à pied
Du fond de la misère
Ne nous arrête pas
Retourne à la maison
Mais si j’en avais une
Je serais pas là
Et la mer engloutit
Dans un rouleau d’écume
Mon chant et puis ma voix »
Extrait de Croisières méditerranéennes
(...)
Après avoir avoir été étrangère et indifférente à on objet de recherche (la musique techno) et opté pour la posture du chercheur non impliqué, au moins dans la musique et les fêtes qu’il fréquente comme chercheur (mais pas comme sujet), et face à ce que je perçus confusément comme une faiblesse de perception et de compréhension , je décidais du choix inverse. Ainsi, désormais, pour analyser ce qui se joue entre un artiste particulier, son engagement politique et son public, je ne pouvais plus adopter l’attitude détachée de l’observateur/sociologue, un brin ironique, face à une pratique qui par définition se vit en commun et nécessite de faire sens de ce qui est vu, écouté, ressenti dans un espace et un temps communs. Il s’agissait donc de prendre le risque de « l’aveuglante proximité du réel » pour saisir un mécanisme d’adhésion collective d’opter pour la familiarité, telle celle du sociologue/musicien praticien de jazz analysant les lieux du jazz ( Howard Becker) et de choisir un artiste, revendiquant certes des engagements mais surtout permettant au sociologue d’envisager le sens d’une participation spectatorielle pour l’avoir d’abord vécue, non comme chercheure mais comme spectatrice (...)
Lavilliers est une icône spectaculaire du moderne, mais sous la participation émotionnelle et corporelle, collective et singulière des spectateurs « affectés » transparaît l’épiderme du social : il se lit dans la chanson, et particulièrement in-vivo dans les concerts. Lavilliers participe depuis ses premières chansons de ce questionnement social autour de l’altérité et son public ne s’y trompe pas : c’est ce que ce public socialement mixte retient d’abord. (...)
Car l’art sert le Politique non pas seulement par le biais de thèses portées par les œuvres, mais parce qu’il transforme les spectateurs en sujets qui « sentent », pensent et pansent le monde.