
Sur le plateau, les jeunes gens fraîchement arrivés perpétuent la gestion collective du foncier. Non sans quelques tiraillements, notamment quand l’installation de la Légion étrangère réveille les fantômes du passé.
« Mes parents sont venus sur le plateau à la fin des années 1970 par l’intermédiaire des Comités Larzac. C’était dans l’air du temps ; ça leur a plu et, après l’abandon de l’extension du camp militaire en 1981, ils sont revenus et on leur a attribué la ferme abandonnée de Saint-Martin. »(...)
La Société civile des terres du Larzac ou SCTL est une structure unique imaginée après les dix ans de lutte contre l’extension du camp militaire (voir dans l’épisode 1). Il s’agit d’un système de bail emphytéotique dont le gouvernement a confié la gestion à la population agricole présente sur les terres concernées.(...)
Depuis 1985, chaque membre de la SCTL dispose d’un bail de carrière, c’est-à-dire courant jusqu’à sa retraite. Après, elle ou il devra quitter la ferme. Mais la personne qui suivra lui aura versé une « valeur d’usage », différence entre la valeur de l’exploitation à l’entrée et à la sortie. (...)
Les maisons disponibles non liées à une exploitation sont également attribuées en priorité aux éleveurs à la retraite qui le souhaitent, mais aussi à des non agriculteurs, via des « prêts à usage » (gratuits), à charge pour les bénéficiaires d’entretenir ce patrimoine.(...)
Aujourd’hui, la SCTL est divisée en quatre-vingt-dix parts environ et fonctionne avec un conseil de gérance de onze membres élus pour six ans. S’y ajoute le GFA, groupement foncier agricole qui gère les 1.200 hectares que des milliers de personnes (acquises à la cause) avaient achetés pendant la lutte par petites parcelles, pour entraver les achats de l’État.(...)
Avec ce système, ingénieux mais complexe, le plateau a vu le nombre de ses exploitants agricoles augmenter de plus de 20% par rapport à 1970 (alors de 107 exploitants) et tous ses hameaux, maisons et corps de ferme réhabilités. Lorsqu’une ferme se libère, si le propriétaire n’a pas de famille ou de succession évidente, le conseil de gérance doit généralement trancher entre plusieurs offres car le Larzac attire toujours .(...)
Un lait bio rentable et des baux de carrière bon marché(...)
« La terre est à celui qui la cultive, c’est un outil de travail ! Je préfère mettre de l’argent de côté plutôt que de m’être endetté pour devenir propriétaire. Et quand je serai vieux, je me trouverai une bicoque près de la rivière et j’irai à la pêche. »(...)
Si, jusqu’à présent, les transmissions se sont faites plutôt facilement, les choses commencent à se compliquer avec le départ de nombreux historiques de la lutte arrivés tout jeunes néoruraux pendant ou juste après les dix années de lutte. « On est en pleine réflexion, soupire Roman Galtier. Qui installer, où et pourquoi ? Pour quelles valeurs d’usage ? Faut-il reloger les retraités ? »(...)
Les jeunes s’agacent parfois de la réticence des anciens à passer la main. De leur côté, certains historiques reprochent à ces jeunes leur absence de militantisme ou regrettent, lorsque c’est le cas, que leurs propres enfants ne se soient passionnés ni pour leur ferme, ni pour leur lutte. (...)
« Ils ont été avant tout de grands militants syndicaux et politiques. Nous, nous sommes différents : il y a d’abord la ferme, puis la vie de famille et seulement après, vient le militantisme »(...)
« La SCTL fonctionne très bien du point de vue agricole. Mais elle accorde aussi de plus en plus de prêts à usage de maisons non agricoles [aux retraités mais aussi à des artisans ou des artistes, ndlr]. Cela apporte une plus-value au territoire mais je pense quand même que l’on devrait limiter le nombre de droits de vote par maison [jusqu’à présent, chaque habitant d’une maison peut demander une part, ndlr] pour que les agriculteurs restent maîtres de la SCTL ».(...)
La conjonction de deux événements récents a cristallisé les tensions : d’une part, l’arrivée en 2015 de la 13e demi-brigade de Légion étrangère sur le camp militaire du Larzac a redonné une poussée de fièvre aux plus allergiques à l’armée(...)
Le second facteur de tensions concerne Les Bois du Larzac, une association montée en 2013 par la SCTL, le GFA et quelques fermiers. (...)
José Bové, qui s’est beaucoup impliqué dans le développement des Bois du Larzac, est une figure tutélaire du plateau et, fort de son aura, reste très influent. Peut-être trop au goût de certains. Il a certes pris sa retraite d’éleveur lorsqu’il a été élu député à Bruxelles en 2009, et laissé à ses associés sa ferme de Montredon. Mais il est resté jusqu’à ces derniers mois cogérant de la SCTL, d’où il a obtenu carte blanche (dixit Christian Roqueirol) pour négocier avec l’État le renouvellement du bail emphytéotique. Avec succès, d’ailleurs puisqu’en 2013, le bail qui devait s’achever en 2045 a été prolongé jusqu’en 2083.
José Bové rentre régulièrement en fin de semaine à Montredon ; il y a acheté quelques centaines de mètres carrés à l’arrière du hameau pour y faire construire sa maison, où il nous a reçus. Il ne nie pas que la gestion collective du foncier risque d’être plus difficile à l’avenir. « Nous, on s’est construit avec ça, c’est notre histoire syndicale. Les jeunes qui s’installent ne sont pas tous issus du milieu rural, ils ne se rendent pas forcément compte que ça reste un combat permanent. » Concernant les Bois du Larzac et l’hostilité majoritaire à faire de la Légion un client, « cette histoire casse la dynamique, regrette-t-il. Mais j’espère que la raison va l’emporter. Il y a ceux qui veulent rester sur le cercle restreint de notre territoire et il y a nous –un certain nombre– qui disons : “on avance”. » La dispute entre les Anciens et les Modernes ne semble pas près de s’achever. C’est peut-être un risque pour la pérennité du modèle du Larzac ou, au contraire, une preuve de sa vitalité. On le saura dans quelques décennies.