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Le Monde. Journal en guerre
Article mis en ligne le 30 juillet 2016

Le journal Le Monde a énoncé une contre-vérité ce matin dans son éditorial : l’idée selon laquelle Daech aurait, le premier, attaqué la France. S’agit il d’une erreur ou d’un mensonge ? Le propos est, en tout cas, politiquement irresponsable.

J’ai été pris par un sentiment de stupeur à la lecture de l’éditorial du Monde de ce mercredi 27 juillet. Jérôme Fénoglio, le directeur du journal, a écrit : « Nous ne sommes pas frappés pour notre appartenance à la coalition qui combat l’EI en Irak et en Syrie : la France ne l’a rejointe qu’après avoir été attaquée ». Sommes-nous revenus aux pires heures du journalisme de guerre, à cette époque où les grands médias français appelaient « pacification » la guerre que la France menait en Algérie ?

 ? On se situe en réalité au-délà de ce langage orwélien. Cette phrase – « La France n’a rejoint la coalition internationale contre Daech qu’après avoir été attaquée » - n’est pas une distorsion sémantique. Elle constitue un énoncé factuellement faux et politiquement irresponsable.

Est-il encore besoin de le rappeler ? Ce n’est pas Daech mais la France qui a commencé cette guerre. En septembre 2014, le président Hollande a décidé d’associer les forces françaises à la coalition internationale contre l’Etat Islamique initiée par les Etats-Unis un mois plus tôt. A ce moment-là, la France n’avait jamais fait l’objet de la moindre attaque de la part de cette organisation. Entre août 2014 et janvier 2015, la coalition internationale a réalisé 2117 frappes sur Raqqa et d’autres villes contrôlées par l’Etat Islamique. Ce dernier a riposté en janvier 2015. Nous nous trouvons, depuis, dans un phénomène classique d’escalade de la violence. (...)

Cette phrase - « La France n’a rejoint la coalition internationale contre Daech qu’après avoir été attaquée » - n’est pas un acte isolé. Un éditorial n’est pas un article comme les autres. Il fait l’objet de nombreuses relectures au sein de la rédaction. je suis par ailleurs allé voir les dizaines de commentaires postés par les lecteurs. A l’heure où j’écris ces lignes, pas un lecteur du Monde n’a relevé la tromperie/erreur. D’une manière plus générale, l’idée selon laquelle la France serait engagée dans une guerre « défensive » est complètement naturalisée. J’ai constaté ce fait à de multiples reprises lors des interventions publiques où j’invite mon auditoire à réfléchir sur l’opportunité de la stratégie guerrière. La première réaction est toujours la même : « nous n’avons pas le choix. Nous avons été attaqués ».

Outre le fait que ce raisonnement s’adosse à une chronologie fausse, il convient de le redire : la guerre n’est pas la seule réponse possible aux attentats terroristes. (...)

d’autres pays occidentaux touchés par le « terrorisme » ont opté pour des instruments anti-terroristes non-guerriers. L’exemple le plus éloquent est celui de l’Espagne. Ce pays avait participé à l’invasion américano-britannique de l’Irak en 2003. Il avait ensuite subi, comme la France aujourd’hui, une violence en retour. Les attentats de Madrid du 11 mars 2004 avaient fait 191 morts. Quelques jours plus tard, le gouvernement espagnol décidait de renoncer à l’instrument guerrier pour renforcer ses services de police et de renseignement anti-terroriste. L’Espagne n’a plus fait l’objet d’attaque terroriste depuis cette date. (...)

Dans de nombreux cas, les interventions occidentales ont plutôt jeté de l’huile sur le feu. Daech est par exemple une conséquence directe de la destruction de la société politique irakienne en 2003. Le bilan est sans appel : la stratégie guerrière ne fonctionne pas. (...)

La guerre contre le terrorisme s’apparente à l’attitude d’un homme qui choisirait d’éliminer un moustique avec une mitraillette. Il a peu de chance de parvenir à ses fins. S’il se trouve dans son salon, il a revanche de grandes chances de faire d’autres dégâts « collatéraux » (...)

L’attitude du journal Le Monde est en réalité révélatrice d’un phénomène plus général : le refus de comprendre les raisons de ces actes odieux. Contrairement à ce que pensent Manuel Valls (et la rédaction du Monde), nous avons le devoir de comprendre. Il ne s’agit pas seulement d’un devoir moral, d’une dette que nous avons contractée vis-à-vis des victimes ou d’une question de déontologie journalistique. Le problème est également politique : il faut comprendre pour se donner des chances d’arrêter ces drames en série.

Dans l’interview remarquable qu’il a donnée à Mediapart aujourd’hui, François Burgat insiste à juste titre sur le fait que la grille de lecture culturaliste, à savoir la désignation de l’islam comme terreau idéologique de ces vocations violentes, n’apporte rien au débat. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer le profil social des intéressés. S’il est vrai que des milliers de jeunes européens puisent dans un répertoire islamique des raisons de partir faire le djihad en Syrie ou en Irak, il est tout aussi vrai que des millions d’autres décident de ne pas le faire. Plus important encore, il existe un écart entre les motifs de ceux qui partent combattre contre Assad et celui de ceux – très différents ! - qui commettent des attentats en Europe. Les premiers ont parfois des motifs religieux et éthiques. Les seconds sont pour la plupart des déséquilibrés qui ne connaissent rien à l’islam. En d’autres termes, les causes de cette violence « terroriste » sont avant tout sociales et historiques. (...)

La France a initié une interaction violente avec Daech en septembre 2014. Depuis, les partisans des deux camps se sont enfermés dans une logique qu’on pourrait qualifier, avec René Girard, de « pré-primitive », c’est-à-dire une logique de vendetta. Contrairement au terrorisme d’extrême droite, d’extrême gauche ou régionaliste, le terrorisme labellisé « islamique » a généré des sentiments vindicatifs qui n’ont pas fait l’objet d’une dérivation, ni sous la forme de la désignation d’un bouc-émissaire symbolique, ni sous la forme d’un traitement judiciaire. Le phénomène est strictement symétrique de l’autre côté de la Méditerranée ou de la blogosphère. La France venge les morts de Paris et Daech ceux de Raqqa. Il n’est peut-être pas trop tard pour imaginer une alternative à la loi du talion. Répétons-le, cette vague terroriste n’est pas la première du genre. D’autres instruments sécuritaires ont fait la preuve de leur efficacité.