
Dans un ouvrage important et fouillé, Cédric Durand explore l’économie politique du numérique dont la logique interne est, selon lui, de créer un « techno-féodalisme » fondé sur la rente, la prédation et la domination politique des multinationales.
Les essais, documentaires ou fictions sur les grandes entreprises du numérique sont légion. Certains sont encore empreints de la naïveté de la « start-up nation » et de l’innovation qui aurait réponse à tout, mais, de plus en plus, ils se montrent très critiques. L’aspect monopolistique des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ou le caractère attentatoire à la vie privée de leurs méthodes sont mis en avant. Mais on dépasse rarement l’indignation et la dénonciation.
Or, pour saisir le rôle réel de ces géants du web dans notre vie quotidienne, il faut saisir la dynamique interne des relations entre eux et les sociétés humaines, il faut comprendre leur rôle dans le capitalisme contemporain. Autrement dit, il faut saisir l’économie politique du numérique : quels sont les ressorts de ce segment devenu central dans l’organisation sociale ?
Ce travail est entamé avec brio par l’économiste Cédric Durand dans son dernier ouvrage, Techno-féodalisme, paru en septembre aux éditions Zones. Celui-ci décortique le fonctionnement de l’économie numérique pour mettre en lumière les rapports sociaux qu’elle suppose. (...)
La réflexion de l’auteur s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’évolution historique du capitalisme d’une part, et sur la nature même de l’économie numérique d’autre part. C’est cette double analyse qui permet de construire « l’hypothèse techno-féodale » selon laquelle, loin de représenter l’acmé d’un capitalisme moderne et civilisé, la numérisation engage bien plutôt une « grande régression ».
Les sources de cette régression sont à rechercher dans l’idéologie qui s’est imposée dans les années 1990-2000 et qui, au nom de l’espoir technologique, a permis de renforcer et d’accélérer le mouvement néolibéral à l’œuvre depuis déjà deux décennies. (...)
Certes, il est formellement possible de se passer de ces services, mais c’est au prix d’une « marginalisation sociale », exactement comme les serfs devaient fuir pour se libérer du domaine seigneurial. Dès lors, la capacité d’extraction de valeur n’est plus « économique », en étant le choix d’individus libres, c’est un phénomène de « capture » et de « prédation » où l’on doit payer son écot pour vivre « normalement ». Cette contrainte n’a plus rien à voir avec le marché. « Les grands services numériques sont des fiefs dont on ne s’échappe pas », indique l’auteur. (...)
Ce changement est-il inéluctable ? Peut-être. Mais il existe un autre avenir possible que Cédric Durand entrouvre dans sa conclusion. Face à la gouvernance des algorithmes et à « l’expropriation de sa propre existence », l’homme résiste : « Face aux tentatives de le vider de sa substance, le sujet humain s’enfuit. » Si cette résistance se traduit par une prise de contrôle de cette socialisation qui est la proie de la rapacité des géants du numérique, alors se déploient de nouvelles perspectives, celles d’une « cybernétique de la valeur d’usage » qui ouvrirait la voie à une forme de socialisme.
Dans l’Angleterre et les Provinces-Unies du XVIe siècle, paysans ou marchands ont construit progressivement, face à la crise du féodalisme, un nouveau mode de production, amené à dominer le monde. Face à l’option techno-féodale, l’enjeu est peut-être de reprendre ce chemin de l’histoire pour éviter l’effroi d’une dégénérescence du capitalisme.