Tithi Bhattacharya a réfléchi, depuis un certain temps maintenant, à quoi ressemblerait une société dont la boussole serait les vies humaines, et non les nécessités du Marché Tout-Puissant. Elle est professeure d’histoire et directrice des « global studies » de l’Université Purdue, co-autrice du Féminisme pour les 99 %: un Manifeste, membre du conseil éditorial de la nouvelle revue Spectre, et éditrice d’un récent livre intitulé Social Reproduction Theory : Remapping Class, Recentering Oppression. Nous avons discuté avec elle de ce que la théorie de la reproduction sociale peut nous enseigner sur le mouvement actuel, des revendications que la gauche devrait porter en ce moment, et de comment nous pouvons utiliser les leçons tirées de la crise actuelle pour empêcher la catastrophe climatique.
Le cadre ou la paire de lunettes capitaliste est à l’opposé de la production de la vie ; c’est produire des choses ou produire du profit. Le capitalisme demande : « Combien de choses peut-on produire ? », parce que les choses génèrent du profit. Il considère non pas l’impact de ces choses sur les personnes, mais la création d’un empire de choses sur lequel le capitalisme régnerait en nécromancien suprême.
La majorité de ces activités et la majorité des emplois dans le secteur de la reproduction sociale – soins, enseignement, ménage – sont exercés par des travailleuses. Et comme le capitalisme est un système de production d’objets, et non de vie, ces activités et ces travailleuses sont sévèrement sous-valorisées. Les travailleuses de la reproduction sociale sont les plus mal rémunérées, elles sont les premières à être licenciées, affrontent constamment le harcèlement sexuel, et, souvent, des violences directes. (...)
J’ai toujours dit que le capitalisme privatise la vie et la production de la vie, mais je pense que nous devrions reformuler cela après la pandémie : « Le capitalisme privatise la vie mais socialise également la mort ». (...)
Qu’on investisse immédiatement dans les hôpitaux et services médicaux, qu’on tente de nationaliser la santé privée, comme l’a fait l’Espagne. Qu’on généralise les soins à l’enfance et qu’on fournisse à tous une aide financière, et tout particulièrement à toutes et tous les salariés qui doivent aller travailler.
Qu’on arrête les rafles des services de l’immigration et les déportations, qui empêchent l’accès à l’aide médicale – du fait de la peur que d’aller chez le médecin, mène l’ICE jusqu’à elles et eux. L’Irlande et le Portugal ont fait passer des lois qui prolongent tous les visas et abolissent le statut de sans-papiers. Ce sont les modèles que nous devons suivre. (...)
Le virus, en un sens, est démocratique. Il a touché même le prince Charles. Mais cela ne doit pas nous pousser à croire que l’accès au vaccin sera aussi démocratique que le virus. Comme pour toutes les autres maladies en contexte capitaliste, la pauvreté et l’accès aux soins vont déterminer qui vit et qui meurt.
Cela va avoir un effet dévastateur sur mon pays, l’Inde. Le premier-ministre fasciste Narendra Modi vient d’ordonner un confinement de vingt et un jours. Toutes les villes ont fermé leurs portes au commerce. Qu’est-ce qu’il se passe avec les travailleurs migrants ? Modi a un plan pour eux ? Non. Des millions de travailleurs errent littéralement à travers le pays pour retourner dans leurs villages d’origine, des files de personnes marchant sur les routes de l’ouest à l’est. Modi a fermé tous les transports publics et privés pour les empêcher de rentrer chez eux, puisqu’ils peuvent être porteurs de la contagion. Modi s’est cependant assuré que les Indiens vivant en dehors du pays – principalement de la classe moyenne supérieure – puissent rentrer en Inde. Il y a eu des vols spéciaux, des exceptions faites pour permettre aux avions de décoller malgré les annulations annoncées, ainsi que la délivrance de visas spécifiques.
C’est ainsi que de nombreux gouvernements capitalistes du Sud Global vont s’occuper de leurs pauvres. On va voir la maladie régner dans les favelas de Calcutta, Mumbai, Johannesburg, et ainsi de suite. On entend déjà des déclarations de nos gouvernants assurant que le virus est une manière que la planète a de récupérer, de se débarrasser des indésirables. C’est un appel eugéniste à l’élimination sociale des plus vulnérables et des plus faibles. (...)
Le virus, en un sens, est démocratique. Il a touché même le prince Charles. Mais cela ne doit pas nous pousser à croire que l’accès au vaccin sera aussi démocratique que le virus. Comme pour toutes les autres maladies en contexte capitaliste, la pauvreté et l’accès aux soins vont déterminer qui vit et qui meurt.
Cela va avoir un effet dévastateur sur mon pays, l’Inde. Le premier-ministre fasciste Narendra Modi vient d’ordonner un confinement de vingt et un jours. Toutes les villes ont fermé leurs portes au commerce. Qu’est-ce qu’il se passe avec les travailleurs migrants ? Modi a un plan pour eux ? Non. Des millions de travailleurs errent littéralement à travers le pays pour retourner dans leurs villages d’origine, des files de personnes marchant sur les routes de l’ouest à l’est. Modi a fermé tous les transports publics et privés pour les empêcher de rentrer chez eux, puisqu’ils peuvent être porteurs de la contagion. Modi s’est cependant assuré que les Indiens vivant en dehors du pays – principalement de la classe moyenne supérieure – puissent rentrer en Inde. Il y a eu des vols spéciaux, des exceptions faites pour permettre aux avions de décoller malgré les annulations annoncées, ainsi que la délivrance de visas spécifiques.
C’est ainsi que de nombreux gouvernements capitalistes du Sud Global vont s’occuper de leurs pauvres. On va voir la maladie régner dans les favelas de Calcutta, Mumbai, Johannesburg, et ainsi de suite. On entend déjà des déclarations de nos gouvernants assurant que le virus est une manière que la planète a de récupérer, de se débarrasser des indésirables. C’est un appel eugéniste à l’élimination sociale des plus vulnérables et des plus faibles. (...)
Si le virus s’éteint et que nous retournons mener la même vie qu’avant, alors cela ne nous aura rien appris.
Parce qu’il a été nécessaire de rester chez soi, nous avons pu trouver la beauté et le temps de profiter des personnes avec qui nous partageons nos maisons. Mais nous ne pouvons oublier que nos foyers sous le capitalisme, en même temps qu’ils offrent sécurité et protection, sont également le théâtre d’une violence incroyable. (...)
Mes camarades féministes au Brésil, au Sri Lanka et en Inde relatent toutes la même chose : une augmentation des violences domestiques à cause de « l’effet cocotte-minute » du confinement. Nous n’avons pas besoin d’isolement social. Nous avons besoin d’isolement physique et de solidarité sociale. (...)
Les gens font tout ça volontairement, même si nos dirigeants font le strict minimum pour les encourager réellement. (...)
Nous n’avons pas l’habitude de penser au travail invisible qui est derrière ces chaussures. Nous ne pensons pas aux êtres humains des chaînes de production et de la chaîne logistique qui livrent ces chaussures à notre porte. Mais dans cette période de pandémie, nous devons penser à ces personnes et déterminer si nous devons risquer qu’elles aillent travailler et faire cela pour nous. Est-ce un risque que nous voulons leur imposer ? Il s’agit de regarder le travail humain plutôt que son produit.
La deuxième chose, à propos de la phrase « soutenons nos troupes ». Je pense que nous devons redéfinir complètement ce terme. Nos travailleuses de la santé, de la production alimentaire, de nettoyage, des ordures ; ce sont eux nos troupes ! Ce sont ces personnes que nous devons soutenir. Nous ne devons pas penser aux troupes comme à des personnes qui tuent. Nous devons penser les troupes comme des personnes qui donnent et permettent la vie. (...)
Notre lutte pour l’infrastructure est nécessaire, mais non suffisante. Nous devons lutter pour un changement des attitudes liées à l’organisation sociale. C’est beaucoup plus difficile que de lutter seulement pour des conquêtes social-démocrates. Nous savons déjà qu’une augmentation de la température globale va mettre en crise notre capacité de produire des aliments au niveau mondial.
Si elles ne sont pas contrôlées, les températures augmenteront tant et si bien que, dans des endroits comme le Sud de l’Asie et en Afrique, l’agriculture à l’air libre deviendra impossible pendant une bonne partie de l’année, et le bétail mourra. Aujourd’hui à Delhi, où vit ma famille, pendant de longues périodes les écoles doivent rester fermées à cause de la trop grande chaleur, et les hivers elles ferment à cause du smog [brouillard de pollution]. (...)
si nous ne traitons pas le changement climatique avec le même degré d’urgence que le coronavirus aujourd’hui, alors cette pandémie ressemblera à des vacances en comparaison avec ce qui est à venir. L’apocalypse climatique ne sera pas temporaire, et beaucoup d’entre nous n’auront pas l’option de s’abriter sur place.
Nous voyons actuellement les mesures exceptionnelles que les États capitalistes peuvent prendre en situation de crise. Le gouvernement britannique prend en charge 80 % des salaires de nombreux travailleurs. Le gouvernement des États-Unis prévoit l’envoi de chèques pour les familles. Mais si ce type de mesures et cette focalisation sur ce qui essentiel s’évanouissent une fois la crise passée, alors l’apocalypse climatique viendra et il n’y aura pas de moyens d’en sortir.
Après la crise du COVID-19, le capitalisme tentera un retour à la normale. Les énergies fossiles continueront à être utilisées. Notre tâche est de ne pas laisser le système oublier.