Quelles seront les conséquences économiques de la « crise » du coronavirus ? Afin d’essayer d’y voir plus clair et d’émettre quelques hypothèses, nous avons traduit cet entretien entre le théoricien espagnol Corsino Vela et nos amis Andrea D’Atri et Gastón Remy.
Quelle est ta vision de la crise, même si nous la traversons encore, de sorte que toute prédiction est incertaine ?
Il est évidemment tôt pour s’aventurer dans une lecture de ce que sera la sortie de cet épisode, et surtout de comment se passera cette sortie, malgré ses conséquences immédiates que nous en connaissons déjà. Indépendamment des hypothèses sur l’origine concrète du coronavirus-19, ce qui émerge toujours aussi indubitablement c’est que, comme cela s’est produit dans le cas de pandémies précédentes (grippe aviaire et SRAS), ce virus répond aux causes structurelles du mode de production et de distribution capitaliste. Les grandes fermes d’élevage et l’agriculture industrielle invasive, la déforestation, etc., combinées au processus d’urbanisation et de concentration de la main-d’œuvre, en plus de l’industrie de la mobilité (tourisme) qui favorise la propagation du coronavirus, forment ensemble la toile de fond de la situation actuelle. Pour les chefs d’État et les entreprises, les solutions envisagées sont toujours les mêmes : revenir à la croissance économique, avec tout ce que suppose le fait de poursuivre la fuite en avant dans la surexploitation de la planète et de la force du travail, l’appauvrissement généralisé à l’échelle planétaire et l’augmentation des nuisances caractéristiques de la société industrielle.
Différents secteurs de la recherche virologique annoncent que les pandémies sont notre avenir. On peut donc dire que la pandémie est l’expression d’une nocivité qui correspond à la phase de domination réelle et à l’échelle planétaire du capital.
Vu sous un autre angle, le coronavirus est le détonateur et l’accélérateur d’un état de crise latente qui s’est propagé au cours de la dernière décennie. Les mesures monétaires visant à faire face à la crise de 2008 n’ont pas été un palliatif suffisant pour cacher les causes structurelles de la crise et alimenter la menace d’une nouvelle implosion financière imminente. Il faut tenir compte du fait que ces mesures n’ont pas rétabli les taux d’accumulation du capital nécessaires pour une reprise économique mondiale et que, au mieux, les taux de croissance des pays ont diminué. La tendance est donc à la baisse, y compris dans le cas de la Chine, l’usine mondiale.
La menace d’une nouvelle récession est donc devenue réalité, le coronavirus ayant fait office d’activateur. Plus précisément, les décisions irrégulières des gouvernements nationaux, en tentant à la fois de réduire désespérément la propagation du virus et de minimiser les pertes, ont provoqué la paralysie de l’activité économique. Les pressions entrepreneuriales pour éviter les mesures les plus draconiennes de confinement et de cessation des activités non essentielles ont été très importantes et ont fini par pousser les travailleurs à paralyser les entreprises à titre préventif, pour leur santé, par l’absentéisme et les grèves. (...)
Ce qui est clair, c’est que nous ne sommes pas simplement confrontés à un problème de santé grave et imprévisible ; ce qui ressort, c’est la faillite du modèle de société industrielle, c’est-à-dire du modèle de reproduction sociale capitaliste. Le fait est que la situation est hors de contrôle, y compris pour les gestionnaires de crise. Évidemment, la classe dominante politico-financière mondiale et locale maintient ses outils de contrôle, ses systèmes policiers et militaires, sur nous, sur les populations prolétarisées. C’est précisément pour cette raison qu’elle n’est pas en mesure de résoudre quoi que ce soit, car il ne s’agit pas un problème d’ordre public, mais d’une des manifestations de l’échec structurel du système d’organisation sociale qui domine le monde. (...)
Les réponses des États (du Brésil aux États-Unis, en passant par l’Union européenne) aux conséquences immédiates de la secousse économique provoquée par la pandémie du coronavirus consistent à improviser des mesures de contrainte sociale pour contenir l’augmentation exponentielle du nombre de chômeurs et surtout la conséquence la plus immédiate, la baisse de la demande. (...)
Structurellement, les prévisions d’effondrement social sont telles que dans les pays du capitalisme avancé l’idée d’un salaire universel se dessine, quand elle était jusqu’à présent le patrimoine de certains secteurs minoritaires de la gauche du capital. Même le président écervelé des États-Unis a insinué qu’il serait possible d’établir un salaire universel de mille dollars...
Si on laisse de côté ce qui peut s’apparenter à de la propagande et à du divertissement médiatique, ce qui est certain, c’est que le revenu dit universel prend des teintes différentes selon la mission et le champ d’action (conditionnements et restrictions) qu’on lui assigne, et selon la couleur du politicien qui le propose. Mais il ne faut pas se tromper : nous ne sommes pas confrontés à une redistribution universelle des richesses ni même à une certaine idée du socialisme. Dans le meilleur des cas, il s’agit de la répartition d’un excédent financier obtenu des poches des contribuables et géré selon la comptabilité capitaliste.
Pour cette raison, le salaire universel est une mesure problématique, qui ne précise pas comment faire payer les impôts nécessaires à son financement aux grandes fortunes et aux sociétés transnationales. C’est pourquoi cette mesure s’appuiera en fin de compte sur la fiscalité du travail et l’augmentation du déficit public.
Cela entraînera une dette pour les pays subordonnés dans la chaîne d’accumulation transnationale du capital. (...)
Parmi les divers aspects que suggère la conjoncture produite par la pandémie, il y a le fait que l’histoire semble plus ouverte et incertaine que jamais, comme cela se produit lorsqu’un mode de civilisation commence à s’effondrer.
Mais il y a des signes et des circonstances qui peuvent indiquer certaines tendances à court terme. Il ne fait aucun doute qu’une fois la période pandémique passée, nous serons exposés à une restructuration du système capitaliste au niveau mondial qui a en fait déjà commencé
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D’un autre côté, les gouvernements annoncent déjà à coups de propagande médiatique que la reprise économique sera difficile et nécessitera des sacrifices, ce qui, dit d’une autre manière, entraînera une détérioration considérable des conditions de vie matérielles de larges couches de travailleurs. Les mesures de paix sociale subventionnée auxquelles j’ai fait référence plus tôt visent surtout à freiner les réactions revendicatives des travailleurs et des chômeurs, et à gouverner dans des limites tolérables l’ensemble de la population appauvrie (retraités, malades, sans-abris, etc ...).
La réactivation de la lutte des classes dépendra en outre du niveau de pénétration parmi les travailleurs du nouveau pacte social que les gouvernements qui représentent les intérêts du capital industriel et financier de chaque pays commenceront à prêcher pour faire face à la récession économique. (...)
Avec des nuances et des formules différentes propres à chaque pays, nous sommes ainsi de nouveau confrontés à la réactivation du nationalisme et du prétendu intérêt commun entre les élites capitalistes et la classe ouvrière pour les besoins de la reconstruction de l’économie nationale.
Pour que cette fausseté aboutisse à un résultat il faut que chaque faction nationale de la bourgeoisie mondiale puisse offrir des contreparties matérielles à leurs classes ouvrières respectives. Soit quelque chose qui, comme nous le savons, devient particulièrement problématique en l’absence de perspective d’expansion capitaliste à long terme.
Il faut également souligner que la situation actuelle a mis en évidence combien la société capitaliste est sans défense, combien sa réaction, face à ce qui apparaît comme un cataclysme, n’est autre que celle de s’en remettre aux différents gouvernements. C’est un renoncement pratique à l’autonomie et un virage vers une société qui, habituée à déléguer ses fonctions à des professionnels politiques, a été privée des ressources et des moyens matériels pour gérer sa propre intervention en cas d’éventuelle catastrophe, qu’elle soit naturelle ou provoquée. Une société incapable de réagir dans une circonstance où les gestionnaires du capital, en plus d’être corrompus, démontrent leur incompétence à nous défendre, à garantir la sécurité de la société qu’ils administrent. (...)
Il devient de plus en plus évident que nous devons prendre les rênes de notre vie puisque la délégation aux institutions de l’État ne garantit rien, ni travail, ni promesse de santé, ni sécurité. Dans les conditions actuelles du développement capitaliste, la démocratie des consommateurs vacille parce que la classe gestionnaire ne peut offrir des contreparties du degré et de la portée nécessaires à la reproduction sociale. En ce sens, c’est une opportunité d’intervenir et de se réapproprier des moyens et des ressources, mais surtout d’avancer dans la critique pratique du mode de reproduction actuel, dans la remise en cause de ses catégories et conditions d’existence.
C’est déjà un lieu commun de dire que rien ne sera plus comme avant, que l’État social, le système de santé universel, etc. ne reviendront pas. Les propositions de la classe dominante sont si incongrues qu’elles entendent reproduire les dynamiques mêmes qui ont précédé la pandémie, et qui nous ont en fait conduits à la situation actuelle. Pour cette raison c’est aussi l’occasion de se demander si c’est bien cette santé, ce statut social, etc. que nous voulons, cette manière de l’économie de marché de garantir la subsistance de nos besoins par la consommation croissante de biens. C’est, au minimum, l’occasion de questionner les pratiques et les catégories intériorisées dans notre condition prolétarisée de sujets du capital. (...)
la pandémie est un champ d’expérimentation de nouvelles formes de gestion de masse par les applications de surveillance technologique, comme en Chine et en Corée du Sud, par la reconnaissance faciale et le contrôle des personnes grâce aux smartphones. Cette liquidation de la démocratie formelle répond clairement à une stratégie de la classe dominante pour perfectionner le contrôle préventif et punitif de ceux qui ne respectent pas l’ordre établi, dans la mesure où les possibilités de maintenir les promesses de la société de consommation sont de plus en plus limitées. (...)
Toutes les expériences de coopération, de solidarité entre pairs et de soutien mutuel ayant lieu dans la société capitaliste sont plus ou moins des formes de résistance à la socialisation du capital qui accentue l’individualisation et l’isolement du producteur/consommateur. En ce sens, les pratiques de contrôle ouvrier sont positives car ce sont des expériences qui permettent aux contradictions fondamentales liées au processus de prolétarisation (travail, salaires, valeur d’usage, valeur d’échange) d’émerger en pratique et non plus seulement en théorie. C’est ce que nous pouvons appeler une voie de théorisation pratique. (...)
Une des voies qu’ouvre la situation de crise actuelle est précisément, comme je l’ai déjà dit, la possibilité de prendre en main nos vies, et les ressources et les moyens qui la rendent possibles. Nous sommes donc ici confrontés aux limites pratiques de l’autogestion quant à ce qu’il faut produire, avec quels moyens et de quelle façon. (...)
Dans tous les cas, il est fondamental d’introduire dans la critique du capital, entendu comme un rapport social, la critique de l’industrialisation, de la technologie et de la science comme catégories et pratiques déterminantes de la domination de classe, incorporées dans la conscience de la population prolétarisée. (...)