Le magazine Valeurs actuelles suscite régulièrement la controverse par ses unes ultra-réactionnaires, louant la France chrétienne, Eric Zemmour ou les droites extrêmes européennes, stigmatisant en vrac les migrants, l’islam, le féminisme, les fonctionnaires ou l’écologie. Mais au fait, qui est son propriétaire et avec qui fait-il des affaires ?
Dans la série « les milliardaires qui possèdent la presse française », il y a les connus – les Arnault, Bolloré ou Niel – et les discrets [1] comme Iskandar Safa. Franco-libanais, issu de la communauté chrétienne libanaise, il fait partie des 100 plus grosses fortunes de France, et détient l’hebdomadaire réactionnaire et d’ultra-droite Valeurs actuelles. Il a également tenté de racheter cet été le quotidien régional Nice-Matin, bataillant avec Xavier Niel pour finalement jeter l’éponge [2].
Iskandar Safa possède notamment plusieurs chantiers navals, en France, en Allemagne et à Abu Dhabi, où sont construits des yachts de luxe et des navires militaires légers. Il a acquis en 2015 le magazine Valeurs actuelles, auparavant détenu par le groupe pharmaceutique Pierre Fabre, en faisant équipe avec Étienne Mougeotte et Charles Villeneuve, tous les deux anciens de TF1. Le trio avait déjà tenté, alors, de racheter Nice-Matin.
Migrants, islam, la « terreur féministe » et « ces fonctionnaires qui nous ruinent »
Valeurs actuelles diffuse aujourd’hui à plus de 90 000 exemplaires chaque semaine [3]. Une audience plutôt honorable dans le paysage des hebdomadaires français. Sa ligne éditoriale penche clairement à l’ultra-droite (...)
L’actuel directeur de la rédaction du magazine, Geoffroy Lejeune, a écrit un ouvrage sur Éric Zemmour, publié par la maison d’édition proche de l’extrême droite Ring [5]. Geoffroy Lejeune a d’ailleurs participé à la « Convention de la droite », qui a réuni ce 28 septembre plusieurs personnalités de la droite extrême, et marquée par des discours violemment xénophobe. (...)
Du côté des relais politiques, le groupe éditeur de Valeurs actuelles, Valmonde, a pour vice-président depuis 2010 Olivier Dassault, fils de Serge Dassault. Son père était sénateur. Olivier Dassault est, lui, député (LR) de manière presque ininterrompue depuis 1988, et préside le conseil de surveillance du groupe d’armements éponyme, qui produit des avions militaires – comme les Rafales, vendus à l’Égypte, au Qatar et à l’Inde – et des systèmes de défense militaire.
Environ 750 millions d’euros de contrats militaires avec l’Arabie Saoudite
L’industrie de l’armement est justement l’un des secteurs dans lesquels Iskandar Safa a édifié son empire industriel. L’homme est connu en France pour avoir joué un rôle de négociateur pour libérer des otages français au Liban dans les années 1980 [6]. (...)
En 1992, avec la holding Privinvest, dont il est le PDG et dont le siège social est à Beyrouth, il rachète les Constructions mécaniques de Normandie (CMN) et ses chantiers navals de Cherbourg. CMN produit des yachts, et des navires militaires – de petits intercepteurs ou des corvettes. Au moment de leur rachat par Safa, les chantiers navals de CMN sont en difficulté. En 1998, l’entreprise obtient un contrat avec le Koweït, pour des patrouilleurs lance-missiles. Puis en 2003, avec les Émirats arabes unis pour des corvettes "Baynunah", de quoi « alimenter un carnet de commandes peu fourni, alors même que l’entreprise connaissait d’importantes difficultés, accumulant des dettes sociales et fiscales », souligne un an plus tard un rapport parlementaire. La première de ces corvettes est livrée aux Émirats en 2009.
Puis sont venus les contrats avec l’Arabie Saoudite (...)
depuis 2015, une coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite, tout comme son allié des Émirats arabes unis, est entrée en guerre au Yémen. Le bombardement des populations civiles et le blocus imposé au Yémen, affamant 22 millions de personnes, les trois-quarts de la population du pays, ont rendu l’intervention de plus en plus controversée. Les ventes de matériel militaire, dont des armements français, aux pays belligérants sont désormais pointées du doigt. Trois millions d’enfants en bas âge souffrent de malnutrition. Pour Amnesty international, des atteintes aux droits humains et des crimes de guerre sont perpétrés dans tout le pays. Cela n’empêche pas les ventes d’armes françaises de se poursuivre, des exportations à chaque fois autorisées par le gouvernement. (...)
Des contrats de chalutiers dans le viseur de la justice états-unienne
Les chantiers d’Iskandar Safa fabriquent aussi des bateaux civils, yachts ou bateaux de pêche. Une commande de 24 chalutiers – et 6 patrouilleurs – destinés à une entreprise publique mozambicaine de pêche au thon a été conclue avec les chantiers navals de Cherbourg en septembre 2013. Iskandar Safa est alors lui-même à Cherbourg pour la signature, aux côtés de trois ministres français de l’époque [9]. Le ministre des Finances du Mozambique, Manuel Chang, fait aussi fait le déplacement [10]. Depuis, ce contrat s’est retrouvé cité par un acte d’accusation d’une cour de justice états-unienne dans la cadre d’une affaire de corruption et d’emprunts cachés garantis par l’État mozambicains (...)
Ces accusations ont abouti à l’arrestation de Manuel Chang, le ministre des Finances mozambicain, le 29 décembre en Afrique du Sud, sur demande de la justice états-unienne. Quelques jours plus tard, deux anciens banquiers du Crédit suisse, qui avaient participé à la structuration des prêts, ainsi qu’un cadre de Privinvest, la holding appartenant à Iskandar Safa, ont aussi été arrêtés dans le cadre de cette affaire. Ils sont inculpés sur la base du « Foreign Corrupt Practices Act », une loi fédérale états-unienne pour lutter contre la corruption d’agents publics à l’étranger. (...)
Iskandar Safa a décidé de concentrer les activités sur le chantier de production de navires militaires. Ceux-ci sont destinés à l’export ou à la marine allemande (...)
Main basse sur les chantiers navals grecs (...)
Le nom du groupe Privinvest apparaît aussi associé à deux sociétés offshore dans les révélations des « Panama papers » [19], ces millions de fichiers provenant des archives du cabinet Mossack Fonseca, basé au Panama et spécialisé dans la domiciliation de sociétés dans des paradis fiscaux. (...)
Dans les colonnes du journal économique Les Echos en juillet, le président du directoire de Privinvest Média annonçait que le groupe avait « d’autres projets dans la presse écrite ». Ces journaux qui tomberaient à leur tour dans l’escarcelle du patron de presse Iskandar Safa pourront-ils informer librement sur les affaires du groupe Privinvest ?