
Fin 2011, la Scam (Société civile des auteurs multimédia), l’une des principales sociétés de gestion de droits d’auteur audiovisuel, publiait une enquête réalisée auprès de ses adhérents, réalisateurs et réalisatrices de documentaire. Cette enquête révélait l’emprise croissante des diffuseurs, et d’ailleurs, la plupart de celles et ceux qui avaient accepté d’être interrogés pour la partie qualitative de l’étude n’avaient accepté de s’exprimer que sous couvert d’anonymat.
José Chidlovsky : Ce n’est pas si surprenant, mais c’est effectivement quelque chose qui me semble paradoxal, et en même temps plus qu’inquiétant. C’est même totalement antinomique. On ne peut pas être à la fois réalisateur de documentaires, chercher à faire émerger ce qui est invisible dans le réel et se cacher lorsqu’on doit afficher un point de vue ou une opinion. Donc, je pense que cet état de fuite est non seulement évidemment significatif de la condition de la majorité des réalisateurs de documentaires aujourd’hui en France, mais est aussi un signe très inquiétant sur la manière dont est pratiqué, de fait, le documentaire. C’est-à-dire qu’on ne peut pas demander à ses personnages de s’afficher et d’aller voir ce qui se passe dans leur vie ou derrière leur vie et, soi-même, se dissimuler. (...)
À partir de ces années-là, c’est-à-dire 1995, 96, 97, France 3 a commencé à considérer le documentaire, non plus comme un genre, mais comme un produit. Et le mot « produit » revenait dans toutes les lettres et les discussions : « Oui, c’est un bon produit. Non, ce n’est pas un bon produit. » Ce qui veut dire que concrètement, le producteur et le réalisateur perdaient leur qualité d’auteur pour le réalisateur, d’indépendant pour le producteur, et se voyaient cantonner dans un statut de simple prestataire de service.
Ce mouvement, cette dérive observée sur France 3 a été suivie à la fin des années 90 par une dérive d’une tout autre nature sur Arte (...)
Par la suite, Arte a découvert la nécessité d’acquérir une audience. Et donc, il leur a fallu trouver un cœur de cible… Sur TF1 il y avait la ménagère de moins de 50 ans, sur France 2 aussi. Mais pour Arte, c’était difficile de défendre ce cœur de cible là, de chercher à l’atteindre. Donc ils ont mobilisé des cabinets d’études, ça leur a coûté très cher et ils ont défini un cœur de cible absolument unique qui était la cible « familiale ». Donc il fallait faire des films qui répondent à une attente, qui retiennent l’attention de « la famille française », si tant est qu’elle existe… (...)
Arte est donc rentré dans cette logique d’audience qui fait qu’on est arrivé à un point où l’ensemble des chaînes publiques (je ne parle même pas des chaînes privées) sont maintenant totalement conditionnées par des questions d’audience. Ça a des conséquences très précises. D’une part, les chaînes cherchent de nouvelles formes de documentaires, qui vont à l’encontre de ce qu’est le documentaire, c’est-à-dire qui se basent sur le spectaculaire.
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la course à l’audience ne sert à rien en matière de documentaire. La course à l’audience dicte par contre l’écriture et le formatage des documentaires depuis une dizaine d’années en France. Il y a aussi chez les diffuseurs, une notion de moyenne d’audience et de part de marché que doit réaliser tout programme. (...)
s’il n’y a pas une volonté de la part des pouvoirs publics d’assigner réellement des cases aux films documentaires, pour des films d’auteur, la situation ne changera pas et même ne fera qu’empirer. La démission des pouvoirs publics, elle, dépasse les chaînes publiques, qui sont dans une sorte de mimétisme effrayant par rapport aux chaînes privées. Il ne faut pas oublier que les chaînes privées sont des concessions, qu’elles utilisent l’espace public et qu’elles devraient, elles-mêmes, être astreintes à des obligations de programmes qui laissent la place à une politique d’auteurs.
Alors, pourquoi prétendre que les auteurs ont un droit de cité sur les chaînes de télévision ? Tout simplement parce que le documentaire va à l’inverse de ce que la télévision propose comme représentation du monde, qui est une représentation du monde en miroir. La télévision affirme : « Voilà, le monde est tel qu’on vous le montre. » Et effectivement, nous en sommes arrivés à percevoir le monde tel qu’il est mis en scène sur nos écrans. Le documentaire ne se situe pas du tout, théoriquement, dans le spectaculaire. Le documentaire, c’est une plongée dans les apparences et c’est la tentative, parfois réussie, parfois non, de faire émerger des réalités, des causes à des effets, qui n’apparaissent pas et qui trompent l’évidence. (...)