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Basta !
« Le fonctionnement des bureaucraties va de plus en plus être confié à des machines plutôt qu’à des humains »
Article mis en ligne le 29 novembre 2019
dernière modification le 27 novembre 2019

La convergence d’intérêts actuelle entre les géants du Net et les Etats dans leurs volontés de surveillance et de censure met en péril l’idéal démocratique, selon Félix Tréguer, activiste à la Quadrature du net et chercheur. Entretien.

Basta ! : Le livre s’appelle L’utopie déchue, n’est-ce pas pessimiste comme titre ? Est-ce votre vision de l’Internet aujourd’hui ?

Félix Tréguer [1] : Le mouvement hacker et plus généralement les mouvements de défense des droits numériques se sont nourris d’utopies fondatrices dans les années 1990. Celles-ci portaient le projet d’un Internet capable de reconfigurer les rapports de pouvoir. Cette utopie d’Internet comme espace de collaboration, d’une sphère non-marchande de ressources partagées sur le régime des biens communs, était un horizon extrêmement fort, y compris pour un collectif comme La Quadrature du net. Mais après dix ans de combat, nous en sommes arrivés aujourd’hui à des luttes malheureusement très défensives.

C’est aussi pour cette raison que vous replacez Internet dans l’histoire longue des moyens de communication et de leur répression constante par les États ?

Le même motif revient au fil de l’Histoire : l’émergence de technologies d’abord appropriées par des groupes contestataires, puis reprises en main par le marché. On l’a vu pour l’imprimerie, pour la presse populaire au 19ème siècle, pour la radio. Le marché lui-même facilite ensuite la réactivation des moyens de contrôle par l’État. La même chose est arrivée pour Internet, avec une alliance toujours plus poussée des oligopoles numérique avec les États.

Vous dites que l’activisme numérique a parfois pêché par naïveté ?

Pour ne donner qu’un exemple dans la manière dont cela a pu se décliner, prenons les débats autour du filtrage et du blocage de sites, apparus en France via la loi Loppsi en 2011. Dans les arguments que nous brandissions à l’époque à la Quadrature du net, nous évoquions le fait que, techniquement, il est impossible de bloquer des sites, qu’il sera de toutes manières toujours possible de contourner la censure par divers moyens. Ce côté frondeur fait partie de la culture hacker. Mais cela conduit un peu à se voiler la face quant à la capacité de nos mouvements à résister aux effets proprement politiques qu’implique une mesure comme le filtrage de sites internet. Car le blocage n’a pas besoin d’être efficace à 100 % pour produire les effets politiques voulus pas le pouvoir. (...)

Aujourd’hui, l’État demande à des acteurs privés de conduire ces missions de censure en lien avec le ministère de l’Intérieur. (...)

Quelles sont les effets de ces politiques ?

Elles poussent à l’automatisation, au contournement de la justice, et à la privatisation des mesures de censure, mais aussi au recours toujours plus poussé à des algorithmes basés sur l’intelligence artificielle ou à des modérateurs employés par des prestataires dans des pays à bas coût. L’État externalise les missions de censure et compte sur les progrès en matière d’intelligence artificielle pour la pratiquer toujours plus vite, toujours plus massivement.

Quels en sont les effets politiques ? D’abord, ces dispositifs instaurent des formes de censure invisibles. Quand un procès a lieu au tribunal, il y a possibilité d’avoir un débat, de contester les interprétations juridiques. Ce n’est plus possible lorsque la censure est appliquée par des algorithmes programmés dans le cadre d’une alliance publique-privée. (...)

Les mouvements sociaux, qui ne connaissaient pas grand chose à ces nouveaux réseaux informatiques connectés et qui étaient plutôt méfiants au départ, ont compris grâce à eux que ces outils pouvaient leur permettre des formes d’organisation beaucoup plus réticulaires et très intéressantes d’un point de vue stratégique. C’est comme ça qu’on voit dans plein de pays d’Europe, en Amérique et au-delà, naître des "hacklabs" installés dans des squats, où des informaticiens bénévoles politisés se dévouent corps et âmes pour équiper les mouvements sociaux. (...)

Des services se lancent en mettant en avant un côté "participatif" – même si le web a toujours été participatif – proposé comme une issue à l’éclatement de la bulle internet qui avait refroidi les investisseurs.

C’est MySpace, puis Facebook, et tout ce qui est réseaux sociaux. Ces outils, et les fournisseurs d’accès à Internet qui proposent des boîtes mails gratuites, font que rapidement, les militants pensent qu’il existe des services gratuits mieux conçus et qui répondent à leurs besoins. Et le divorce s’opère. Mais peut-être qu’on est en train de revenir un peu à ce type d’alliances, quand on voit des luttes comme l’opposition au QG de Google à Berlin, où des gens qui viennent du champs numérique se sont alliés avec des militants anti-gentrification, à l’échelle d’un quartier. Des alliances similaires se nouent à Toronto contre un projet de Google de smart city sur un quartier entier.

L’enjeu actuel n’est-il pas aussi que les informaticiens et les ingénieurs se repolitisent ? (...)

Aujourd’hui, assiste-t-on à un retour de bâton répressif sur les usages d’Internet ?

C’est la remise en scelle de vielles techniques de pouvoir, de surveillance, de censure, de propagande, de secret d’État, de centralisation des moyens de communication, qui permettent d’assurer des formes de contrôle qui ont été en fait conçues par les théoriciens de la raison d’État des les 16ème et 17ème siècles, et qui ont été mise en œuvre à l’époque pour juguler les effets politiques assez chaotiques et multiples de l’imprimerie.

Au début d’Internet, il y a l’idée qu’on s’affranchit du droit, que les formes existantes de censure et de surveillance étaient complètement désarmées par la nature transfrontière des flux, par l’anonymat, par la cryptographie citoyenne. Puis, nous avons assisté à un réarmement des techniques de pouvoir de l’État, largement facilitées par la recentralisation très forte de l’architecture d’Internet autour des grandes plateformes privées qui dominent maintenant l’économie numérique et aussi le capitalisme mondial. Apple, Google, Amazon et Microsoft figurent dans les cinq premières capitalisations boursières mondiales.

À quel moment le pouvoir de contrôle passe de l’État à ces multinationales ?

Nous nous trouvons en plein dans ce moment. (...)

Le livre se termine par un appel à « arrêter la machine ». C’est-à-dire ?

Dans les années 1960-1970, des militants et des intellectuels voyaient bien en quoi les technologies et leur alliance aux grandes bureaucraties étaient dangereuses et antagonistes avec l’idéal démocratique. Leurs analyses infusaient alors dans des mouvements d’opposition à la machine informatique. Les enseignants et les travailleurs sociaux refusaient les premiers fichiers informatiques. Il y avait des grèves contre l’informatisation de l’économie des services, qui rend les taches des travailleurs et travailleuses encore moins intéressantes. Puis, d’un coup, au début des années 1980, on a assisté à un retournement brutal de l’opinion. Les critiques se sont trouvées balayées par l’arrivée de l’ordinateur personnel et de l’idée que désormais, les machines seraient au service des individus. C’est à ce moment qu’ont émergé les utopies militantes de l’Internet.

Aujourd’hui, l’informatique et la ressource de calcul se re-centralisent. L’intelligence artificielle, le big data, ce n’est pas quelque chose qu’on peut facilement distribuer dans la population, cela suppose des grandes infrastructures et des gros moyens. Par ailleurs, dans le champ bureaucratique, la mode est à la gouvernance par les données. (...)

Contrairement à ce qu’on cru les hackers et d’autres chantres des utopies internet, Internet n’est pas parvenu à dissocier pouvoir et technologie. Aucune des approches que nous avons employées jusqu’ici ne fonctionne réellement. (...)

il y a plein d’outils de résistance, mais manifestement, ça ne prend pas. Quant aux approches juridiques de type protection des droits et Cnil [4], elles pèchent aussi par leur limites intrinsèques. Alors, sans pour autant abandonner ces fonts, il faut les articuler à un refus plus radical. Il faut nous attaquer au progrès technologique lui-même. Il faut réinvestir la critique de la technologie.