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Mediapart
Le jour où le business model d’Uber aurait pu s’effondrer en France
Article mis en ligne le 2 novembre 2021

En 2015, l’Urssaf a réclamé presque 4 millions d’euros à la plateforme, au motif que les chauffeurs qui travaillaient avec elle devaient être traités comme des salariés, cotisations sociales comprises. La justice a annulé la procédure sur la forme, et tout s’est arrêté.

La lettre, datée du 17 septembre 2015, est adressée au siège d’Uber France. Elle émane de l’Urssaf Île-de-France. Son contenu sonne sans nul doute comme un coup de tonnerre pour la plateforme numérique, dont l’application est à l’époque de plus en plus utilisée par des chauffeurs de VTC (voitures de tourisme avec chauffeur).

Sous couvert de « vérification de l’application des législations de sécurité sociale, d’assurance-chômage et de garanties des salaires », l’organisme chargé de collecter les cotisations sociales des entreprises menace en effet de mettre à bas tout le modèle économique d’Uber. L’Urssaf indique qu’elle s’est lancée dans une vérification de la façon dont la plateforme et les chauffeurs déclarent leur relation de travail. La conclusion est sans appel : « Les situations contrôlées démontrent que la société Uber, aux fins de dissimuler l’emploi de personnel salarié, a détourné les statuts de travailleurs indépendants. » (...)

Autrement dit, dès 2015, l’Urssaf considère que les chauffeurs VTC doivent être considérés comme des salariés tout ce qu’il y a de plus banal, et qu’Uber doit donc procéder lui-même au paiement des cotisations sociales qu’il fait porter par les conducteurs de VTC, déclarés comme des travailleurs indépendants – auto-entrepreneurs pour la plupart. (...)

Ces premiers contrôles portent sur une partie de l’année 2012 et sur la moitié de l’année 2013, une période durant laquelle Uber était loin d’être aussi présent en France, et travaillait avec moins de chauffeurs. Les sommes exigées sont néanmoins déjà colossales. Au titre du rappel de cotisations, l’Urssaf réclame 3,5 millions d’euros, assortis de majorations de retard, et demande également une amende complémentaire pour « infraction de travail dissimulé », de 878 738 euros.

Dans une seconde lettre, en réponse aux contestations d’Uber, datée du 27 janvier 2016, l’organisme maintient avoir établi « la démonstration que les conditions réelles d’exercice des chauffeurs font apparaître l’existence d’un lien de subordination ». Et la mise en demeure de payer, adressée par l’Urssaf à la société le 26 février 2016, porte sur un montant total de 4 973 000 euros. (...)

la procédure de redressement avait été annulée en première instance par le tribunal des affaires de sécurité sociale de Paris, le 14 décembre 2016. Pour des raisons de forme uniquement. (...)

En revanche, aucune des deux parties n’avait communiqué sur l’arrêt de la cour d’appel concernant la même procédure. On ne prend connaissance de cette décision qu’à la suite d’une question de Mediapart à l’Urssaf sur ce point. « L’Urssaf Île-de-France a interjeté appel. La cour d’appel de Paris a rendu une décision défavorable en date du 2 avril 2021, au motif d’un problème de formalisme dans la procédure de recouvrement », indique l’organisme, qui n’est pas allé jusqu’en cassation. La décision est donc définitive.

La cour d’appel a donc elle aussi annulé la procédure pour un problème de forme. Cette fois, le motif retenu est que la mise en demeure envoyée en février 2016 aurait dû indiquer explicitement le délai dans lequel Uber pouvait régulariser sa situation.
Sur le fond, l’analyse de l’Urssaf rejoint celle de la Cour de cassation

Ces décisions de justice n’empêchent en rien d’examiner le fond de l’analyse de l’Urssaf, qui est d’autant plus intéressante qu’elle rejoint plusieurs des points développés par la Cour de cassation dans son arrêt historique du 4 mars 2020. La plus haute instance juridique française a jugé qu’un chauffeur Uber devait bien être considéré comme un salarié de la plateforme, et estimé que son statut de travailleur indépendant était tout bonnement « fictif ». (...)

Interrogé par Mediapart, un porte-parole d’Uber assure que l’entreprise s’efforce de « nourrir une approche collaborative, ouverte et transparente avec l’ensemble des administrations et pouvoirs publics pour faire avancer les droits et les protections des travailleurs indépendants en France ».

L’entreprise souligne aussi avoir développé ces dernières années « de nouvelles fonctionnalités pour toujours permettre plus d’indépendance aux chauffeurs ». Ainsi, ces derniers savent désormais quelle est la destination de la course, avant de l’accepter ou non, et des tests sont actuellement en cours pour leur permettre de choisir leur propre tarif, en choisissant un coefficient multiplicateur appliqué à une grille tarifaire commune.

Le parquet a été alerté par l’Urssaf, mais n’en a rien fait (...)

Cette absence d’empressement agace le sénateur socialiste Olivier Jacquin (Meurthe-et-Moselle), qui suit de très près les dossiers liés aux VTC. Il a monté sur ces questions un partenariat informel avec le professeur de droit Stéphane Vernac et l’avocat Jérôme Giusti, qui porte de très nombreux dossiers de chauffeurs aux prud’hommes, et qui accompagne lui-même régulièrement Brahim Ben Ali, le remuant représentant de l’intersyndicale nationale VTC, qui regroupe plus de 1 500 conducteurs. (...)

« Il y a quelque chose d’incompréhensible dans la situation actuelle, déclare le sénateur. Alors que les comptes sociaux de la nation sont très dégradés, pourquoi renoncer à de telles sommes, qui représentent des milliers d’euros, que devrait verser cette grosse entreprise ? »

Il n’y a pas que l’Urssaf qui est frileuse. En effet, selon nos informations, le dossier a été transmis dès septembre 2015 au parquet de Paris, qui avait tout le loisir de lancer une enquête sur le chef de « travail dissimulé ». À notre connaissance, le parquet s’est abstenu et n’a pas souhaité s’en expliquer, malgré nos questions.

Cette position est d’autant moins compréhensible que le même parquet vient de décider que la plateforme Deliveroo devait être jugée en correctionnelle pour exactement les mêmes motifs (...)

Le gouvernement soutient les plateformes

Uber ne semble donc pas préoccupé par une quelconque attaque sur son modèle. Pas plus que par la décision de la Cour de cassation de mars 2020, qui devrait pourtant, à terme, porter un sérieux coup à celui-ci. (...)

Uber met aussi en avant un arrêt du 15 janvier dernier de la cour d’appel de Lyon, qui a débouté un chauffeur souhaitant voir son contrat de prestation de service requalifié en contrat de travail, contredisant presque une à une toutes les positions de la Cour de cassation – si elle examine ce dossier, cette dernière devrait en toute logique annuler cette décision d’appel. Uber oublie aussi de rappeler qu’en septembre, la cour d’appel de Paris a, elle, fini par suivre la position de la Cour de cassation…

La tranquillité de la plateforme vient aussi sans nul doute de la position du gouvernement, qui n’a jamais caché son soutien à ce business et à son modèle économique, contrairement à l’exécutif espagnol, qui a passé une loi imposant aux plateformes de salarier leurs livreurs (lire notre tout récent reportage en Espagne).

En décembre, un rapport commandé par le gouvernement à l’un des plus grands experts français du droit du travail, l’ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation Jean-Yves Frouin, avait crûment révélé le parti pris gouvernemental. (...)

Le gouvernement poursuit une autre stratégie : en avril dernier, il a publié une ordonnance consacrée à la représentation des travailleurs des plateformes. Ratifiée par l’Assemblée fin septembre, elle est censée poser les bases d’un dialogue social dans le secteur, avec l’élection de représentants des travailleurs courant 2022. Pour Uber, pas de doute, un modèle de plateforme « soutenable » est en cours d’élaboration. Et bien sûr, il « renforcera » l’autonomie des travailleurs et apportera « clarté et stabilité » sur le statut des chauffeurs.

« Nous sommes prêts à faire plus et à aller beaucoup plus loin partout en Europe, a promis en février le dirigeant d’Uber, Dara Khosrowshahi. Mais cela doit être réalisé dans des cadres juridiques adaptés qui garantissent des standards minimaux pour les travailleurs indépendants. » Le tout, « sans nuire à la flexibilité qui rend ce type de travail si attrayant pour eux ». Pour eux ?