Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
cadtm
Le mépris de classe pour ceux qui ne valent rien : Le dernier livre de Michel Husson
#inegalites #capitalisme #liberalisme
Article mis en ligne le 31 mai 2023

Le livre posthume de Michel Husson, qui nous a quittés il y a près de deux ans, est étourdissant et stupéfiant. Dans Portrait du pauvre en habit de vaurien, Eugénisme et darwinisme social (Lausanne, Paris, Page 2, Syllepse, 2023), il propose une histoire des idéologies qui entourent, depuis deux siècles et demi de capitalisme, l’existence des pauvres, des surnuméraires, des inutiles au monde. Ce livre est étourdissant par la somme documentaire explorée par l’auteur, toujours référencée avec précision. Il est stupéfiant aussi par l’étendue des informations révélant les dits et écrits des plus grandes notoriétés de la pensée économique et politique, souvent ignorés, et exhumés par Michel Husson pour montrer d’une part que l’idéologie se pare de vertus scientifiques qu’elle n’a pas, et d’autre part qu’elle traverse toute l’histoire jusqu’à nos jours.

Sans doute inachevé à cause de la brusque disparition de Michel Husson, la publication de son livre a été préparée par deux de ses proches, Odile Chagny et Norbert Holcblat, qui disent qu’il est le fruit de cinq années de travail. Et on les croit, tellement les données rassemblées sont immenses et leur mise en forme est précise. D’emblée, Michel Husson expose ses objectifs : mettre au jour le fait que les théories économiques dominantes rendent les chômeurs et les pauvres responsables de leur sort et donc « dédouanent le mode d’organisation sociale » (p. 23) ; montrer « la permanence des constructions idéologiques et leur résurgence périodique, que l’on pourrait presque qualifier de cyclique » (p. 24) ; établir le lien entre cette « économie politique lugubre » (p. 255) et le darwinisme social qui a épousé les thèses de l’eugénisme.

Ce livre est structuré autour de quatre parties. La première explore les premières justifications de la pauvreté, elle dissèque les lois sur les pauvres adoptées en Angleterre au XIXe siècle ; l’état d’esprit est tel que la famine en Irlande est justifiée par l’élite intellectuelle et politique. La deuxième et la troisième parties au centre de l’ouvrage et de la démonstration de Michel Husson : comment le darwinisme social a fourni aux eugénistes leurs justifications délirantes, et comment Charles Darwin lui-même n’est pas exempt de tout reproche. La quatrième partie explique comment la science a été dévoyée pour légitimer les privilèges de classe. Le livre de Michel Husson fourmille de centaines de citations, souvent longues pour ne pas les décontextualiser. Il est impossible ici d’en rapporter un grand nombre. Essayons quand même d’illustrer le fil conducteur suivi par l’auteur.

Les pauvres, paresseux et dangereux

« L’art d’ignorer les pauvres » est le titre ironique du premier chapitre de Michel Husson pour dire que « c’est Dieu qui a voulu qu’il existe des riches et des pauvres, et ces derniers seront récompensés dans l’au-delà » (p. 29). Mais l’origine divine va vite laisser la place à une « laïcisation » de la vision de la pauvreté et de la réponse à y apporter, d’autant que l’abbé Ferdinando Galiani énonce des formulations mêlant providence divine et rapport des utilités et raretés relatives des riches et des pauvres (p. 31). Après l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, on va trier les « faux pauvres » et les « vrais », afin d’éviter que l’État ne soit obligé de subvenir aux besoins des premiers, véritables paresseux, sinon voleurs, et alcooliques. Au même moment, en Angleterre, le pasteur Robert Malthus théorise que « le problème avec les pauvres, c’est qu’ils sont trop nombreux » (p. 35). Selon Malthus, la population augmente plus vite que les ressources alimentaires, à cause des pauvres qui font trop d’enfants. La surpopulation est donc de leur faute. Cette thèse sera radicalement récusée par Karl Marx quelques décennies plus tard. Mais, en attendant, elle est dans l’air du temps. Elle rejoint les thèses de Bernard Mandeville au début du XVIIIe siècle justifiant l’existence des pauvres (...)

« L’art d’ignorer les pauvres » est le titre ironique du premier chapitre de Michel Husson pour dire que « c’est Dieu qui a voulu qu’il existe des riches et des pauvres, et ces derniers seront récompensés dans l’au-delà » (p. 29). Mais l’origine divine va vite laisser la place à une « laïcisation » de la vision de la pauvreté et de la réponse à y apporter, d’autant que l’abbé Ferdinando Galiani énonce des formulations mêlant providence divine et rapport des utilités et raretés relatives des riches et des pauvres (p. 31). Après l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, on va trier les « faux pauvres » et les « vrais », afin d’éviter que l’État ne soit obligé de subvenir aux besoins des premiers, véritables paresseux, sinon voleurs, et alcooliques. Au même moment, en Angleterre, le pasteur Robert Malthus théorise que « le problème avec les pauvres, c’est qu’ils sont trop nombreux » (p. 35). Selon Malthus, la population augmente plus vite que les ressources alimentaires, à cause des pauvres qui font trop d’enfants. La surpopulation est donc de leur faute. Cette thèse sera radicalement récusée par Karl Marx quelques décennies plus tard. Mais, en attendant, elle est dans l’air du temps. Elle rejoint les thèses de Bernard Mandeville au début du XVIIIe siècle justifiant l’existence des pauvres (...)

Darwinisme social et eugénisme

Nous voici au cœur de l’ouvrage de Michel Husson, qui ébranlera bien des certitudes acquises et suscitera sans doute beaucoup de discussions. L’auteur pose d’emblée sa problématique : « Notre thèse est que Darwin lui-même s’est gardé de s’engager sur cette voie [le darwinisme social], il en a laissé les portes ouvertes et s’en est remis à d’autres. » (...)

le quitus donné par Darwin à son cousin Francis Galton est lourd de conséquences :

« J’ai tendance à être de l’avis de Francis Galton, à savoir que l’éducation et le milieu n’ont qu’un faible effet sur le caractère, et que nos qualités sont pour la plupart innées. » (p. 130).

Galton est un scientifique connu pour ses travaux statistiques qu’il applique aux processus humains en soulignant l’importance des facteurs héréditaires dans la détermination des différences sociales. À ses yeux, tous les efforts pour protéger les « moins dotés » sont donc pernicieux parce qu’ils faussent le processus de sélection naturelle. Le projet eugéniste est né (...)

Tocqueville, ce chantre de la démocratie libérale [3], décernait à la « race européenne une supériorité sur toutes les autres races » (p. 195). Viennent aussi à l’appui des thèses racistes Armand de Quatrefages, Georges Vacher de Lapouge et Houston Stewart Chamberlain, ce dernier adhère à l’idée « pangermaniste » que « la race germanique est le pilier de la civilisation » (p. 200). De l’antisémitisme aux remerciements adressés à Hitler en 1923 (p. 203), il n’y eut qu’un pas.

Michel Husson raconte par le menu, mais non sans effroi, les péripéties des « chercheurs » de corrélation entre taille des crânes et positions sociales. (...)

En tant que statisticien, Michel Husson s’est penché sur les fondateurs de la statistique « qui étaient, peu ou prou, animés par une idéologie eugéniste, voire raciste » (p. 241). Bien entendu, il ne s’agit pas de dénoncer les outils qu’ils ont créés, mais le fait qu’ils ont été utilisés pour « donner un vernis scientifique aux thèses eugénistes » (...)

William Stanley Jevons, créateur du concept d’effet rebond, et surtout théoricien microéconomiste marginaliste de la fin du XIXesiècle, prolonge les conceptions utilitaristes de Bentham :

« un homme de race inférieure, un nègre par exemple tire moins de jouissance de la possession et le travail lui répugne davantage ; ses efforts cessent donc rapidement. Un sauvage pauvre se contenterait de récolter les fruits presque gratuits de la nature, s’ils suffisaient à le nourrir. » (p. 20).

Alfred Marshall s’inscrit dans le même sillage en expliquant que « la santé publique maintient en vie des individus superflus » (...)

Le dernier chapitre du livre de Michel Husson s’ouvre par la mise en exergue de Balzac : « Mort aux faibles ! Cette sentence est écrite au fond des cœurs pétris par l’opulence ou nourris par l’aristocratie » (p. 285). Balzac avait certainement compris l’essentiel de ce que nous a livré Michel Husson dans son dernier opusavec une minutie sans pareille.

On peut considérer que cet ouvrage constitue une base documentaire exceptionnelle qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques universitaires et, à l’heure du numérique, accessible le plus vite possible à tous les chercheurs (...)