
Le renflouement du quotidien par le milliardaire tchèque marque un nouvel épisode dans le mouvement tectonique qui secoue le secteur : la concentration sans précédent aux mains de quelques milliardaires s’accélère. L’aide apportée au quotidien par le milliardaire tchèque se fait dans des conditions drastiques.
Bolloré, Lagardère, TF1-M6, La Provence, Libération… La seule énumération des dossiers qui occupent la chronique des médias ces derniers mois suffit à s’en convaincre : tout le paysage médiatique est en train de se redessiner sous nos yeux, souvent à bas bruit, parfois avec de grands coups d’éclat.
Un mouvement tectonique, comparable par son ampleur et sa violence à celui qui avait suivi la privatisation de TF1 en 1986, est en train de secouer tout le secteur. Il ne s’agit pas seulement d’un changement d’époque, de génération, ou de mouvements provoqués par des ruptures technologiques, même si tout cela y participe. Il s’agit de batailles de pouvoir, d’emprise et de contrôle du débat démocratique et de l’opinion, d’accès et d’influence sur l’appareil d’État.
Alors que la concentration dans les médias a déjà atteint en France un niveau inégalé par rapport à ce qu’on observe dans tous les autres pays démocratiques, tout se met en place pour encore la renforcer. Les journaux, les chaînes de télévision, les sites internet, à la dérive, sont devenus les jouets d’une poignée de milliardaires. Les derniers rebondissements à Libération s’inscrivent dans ce cadre. (...)
Jeux d’influence
« Vous savez comment fonctionne le capitalisme français. Si vous voulez exister, avoir de l’influence auprès du pouvoir, il faut posséder des médias », constate un observateur du petit monde parisien des affaires. L’arrivée du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky comme nouveau sauveur de Libération ne semble pas échapper à ces calculs et ces arrière-pensées.
Jusqu’alors, Daniel Kretinsky, qui a fait sa pelote en rachetant à vil prix des centrales à charbon dans toute l’Europe – il gagne des fortunes actuellement avec la crise de l’énergie –, n’a guère percé dans le monde des affaires parisien. Par l’intermédiaire de sa holding CMI France, il est pourtant déjà propriétaire d’une série de magazines rachetés à Lagardère (Elle, Télé 7 jours, Femme actuelle) et de l’hebdomadaire Marianne. Il est devenu, presque par effraction, actionnaire minoritaire du Monde, après avoir racheté la moitié des parts du banquier d’affaires Matthieu Pigasse. Il s’est invité au tour de table de TF1 en prenant 5 % du capital.
Mais il n’a qu’un strapontin dans ces deux médias d’importance. (...)
En devenant le bailleur de fonds de Libération, tout devient différent : il change de catégorie. Il se hisse désormais au niveau de la poignée de milliardaires qui font la pluie et le beau temps dans les médias, tout en récoltant des millions de subventions et d’aides à la presse auprès de l’État, sans parler désormais des financements Google. Il devient un homme qui compte. (...)
il est en passe de devenir le premier actionnaire de la Fnac. Il est aussi parti à l’assaut du groupe Casino, bousculant la direction de Jean-Charles Naouri. (...)
Argent public : 15 groupes privés se partagent 80 % des aides à la presse (...)
Dans l’attente d’avoir plus d’informations, de comprendre vraiment ce qu’il va advenir, les salariés du quotidien gardent un silence prudent. Certains ne peuvent cependant s’empêcher de constater que les scénarios noirs, qu’ils avaient évoqués lors de la constitution du fonds de dotation par Altice, unique actionnaire du quotidien en 2020, sont en passe de se réaliser. (...)
le quotidien a vu ses recettes publicitaires fondre en raison du Covid, les prix du papier et de la diffusion ont considérablement augmenté, de nombreux départs sont survenus après l’ouverture de la clause de cession et de nouveaux journalistes sont arrivés. Et le journal est resté dans le rouge. Les pertes, qui avaient été de 12,3 millions en 2020, ont été ramenées à 7,9 millions en 2021. Elles devraient se situer au moins entre 6 et 7 millions cette année. (...)
Mais quand il s’est tourné vers Altice, il a essuyé un refus : le groupe de Patrick Drahi ne veut plus aider financièrement le quotidien, en dépit de ses engagements passés. Les craintes des salariés exprimées au moment de la création du fonds de dotation en 2020 étaient donc fondées : tous les changements opérés alors masquaient le départ d’Altice et l’argent apporté était bien « pour solde de tout compte ».
Face au refus de l’actionnaire, puis au refus des banques, en premier lieu BNP Paribas, Denis Olivennes s’est tourné vers Daniel Kretinsky. (...)
Daniel Kretinsky a cependant adjoint quelques sûretés supplémentaires avant d’apporter l’argent. Si dans les six mois après l’échéance du prêt en 2026, Libération n’a pas commencé à rembourser, il se verra appliquer un taux de 10 %. Et si le délai de non-paiement se prolonge, des pénalités de retard de 2 millions d’euros lui seront imposées. En un mot, Libération se retrouve la corde au cou, sommé de trouver un équilibre qu’il n’a jamais su trouver depuis des années, en moins de quatre ans.
Une gouvernance « baroque »
En attendant, c’est une gouvernance « baroque » qui se met en place pour diriger le journal. (...)
Quelle sera l’influence de Daniel Kretinsky sur Libération ? Le milliardaire a la réputation d’être peu interventionniste sur les contenus du journal. À une exception remarquée près : le 19 avril 2022, dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle, la société des journalistes de Marianne a dénoncé une « intervention directe » du milliardaire, imposant de modifier la une pour afficher un soutien à la candidature d’Emmanuel Macron, alors qu’il s’était engagé à respecter leur indépendance éditoriale.
En revanche, le milliardaire regarde de près les comptes. Et la différence peut parfois être très ténue entre un contenu éditorial et des formats censés plaire, attirer des annonceurs et des publicitaires. (...)
Sous la pression des grands groupes à la manœuvre, le pouvoir estime désormais qu’il est urgent de réécrire le droit de la concurrence dans les médias et de supprimer toute référence chiffrée à des seuils de concentration. Les dossiers de rachat dans la presse, selon lui, devraient se juger au cas par cas, en fonction des circonstances. Autant dire selon le bon vouloir du gouvernement. Si ce n’est pas un feu vert à l’accélération de la concentration des médias, au renforcement de l’emprise du pouvoir de l’argent sur l’opinion et le débat démocratique, cela y ressemble bigrement. (...)