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A l’encontre
Le monde merveilleux du revenu universel
Michel Husson, statisticien et économiste français travaillant à l’Institut de recherches économiques et sociales et connu pour ses travaux sur la politique de l’emploi.
Article mis en ligne le 11 janvier 2017
dernière modification le 5 janvier 2017

Qu’une société garantisse un revenu décent à tous ses membres est évidemment un objectif légitime. Mais cela n’implique pas l’adhésion aux projets de revenu universel, de base, etc. Ces projets reposent en effet sur un postulat erroné, ils conduisent à une impasse stratégique et renoncent au droit à l’emploi.

Adieu au plein emploi,
vive le revenu

L’idée d’un revenu inconditionnel s’incarne en de multiples projets [1]. Mais, au-delà de leurs différences, ils se développent tous à l’intersection de deux propositions plus ou moins explicites. La première est connue : les gains de productivité font que le plein emploi est hors d’atteinte. Et comme toute activité humaine est créatrice de valeur, il faut redistribuer la richesse produite par un revenu déconnecté de l’emploi.

Admettons un instant, même si cette prévision est hautement discutable [2], que les gains de productivité liés aux nouvelles technologies soient porteurs d’une hécatombe d’emplois et qu’un emploi sur deux sera automatisé dans les deux prochaines décennies. Les tenants de la fin du travail nous disent alors : « vous voyez bien qu’il n’y aura plus d’emplois pour tout le monde, donc il faut un revenu universel pour redistribuer la richesse produite par les robots ».

C’est ce « donc » qu’il faut absolument récuser. Un autre raisonnement est en effet possible : « Les robots font une partie du travail à notre place, donc notre temps de travail peut diminuer. » A l’échelle historique, c’est ce qui s’est passé (pas spontanément mais sous la pression des luttes sociales) : les gains de productivité ont été en grande partie redistribués sous forme de réduction du temps de travail.

Petite économie politique du numérique (...)

La première impasse stratégique des projets de revenu universel est une forme de naïveté rarement soulignée qui renvoie d’ailleurs au postulat de base, à savoir que le plein emploi est désormais hors d’atteinte. Il est pourtant facile de montrer, presque arithmétiquement, que le plein emploi est pour l’essentiel une question de répartition [6]. Dire que le plein emploi est hors de portée revient donc à admettre qu’il est impossible de modifier le partage de la valeur ajoutée des entreprises dans le sens d’une création d’emplois par réduction du temps de travail.

Pourtant les projets de revenu universel impliquent eux aussi une modification de la répartition des revenus nécessaire pour financer le revenu inconditionnel à un niveau « suffisant » pour assurer un niveau de vie décent. Mais pourquoi ce changement dans la répartition – au moins aussi drastique – serait-il plus facilement accepté par les dominants qu’un partage du travail ?

Les partisans du revenu universel sont ensuite confrontés à une contradiction fatale. Si le revenu est « suffisant » ou « décent », son financement implique de redéployer largement la protection sociale, parce qu’il n’y a pas de source autonome de création de valeur. C’est alors une régression sociale qui consiste à remarchandiser ce qui a été socialisé. Et si le revenu est fixé à un niveau modeste, comme étape intermédiaire, alors le projet ne se distingue plus des projets néo-libéraux et leur prépare le terrain.

En idéalisant le précariat comme s’il relevait tout entier d’un travail plus autonome, permettant de libérer les initiatives, on occulte ses formes les plus classiques et dominées. En appelant de ses vœux le dépassement du salariat vers un post-salariat adossé à un revenu de base, on fait le lit de ceux qui organisent en pratique le retour au pré-salariat. Les partisans progressistes d’un revenu à 1000 euros par mois risquent bien alors de servir d’« idiots utiles » pour la mise en place d’un revenu universel à 400 euros – pour solde de tout compte – qui permettrait en outre de réduire avantageusement les coûts de fonctionnement de l’Etat-providence.

Adieux au programme de transition

La combinaison de fondements théoriques erronés et d’orientations programmatiques hésitantes conduit fatalement à renoncer ou à tourner le dos aux axes essentiels d’un projet cohérent, à commencer par la réduction du temps de travail. (...)

En se projetant dans un futur indistinct, tous ces projets sautent par-dessus la nécessaire mobilisation autour de mesures d’urgence comme l’augmentation du salaire minimum et des minima sociaux (avec leur extension aux jeunes de 18 à 25 ans). Parce qu’ils se résignent à la précarisation, ils laissent en réalité le champ libre à des projets libéraux d’un revenu minimum unique et insuffisant se substituant aux minima sociaux existants.

En faisant miroiter un salaire à vie ou un revenu inconditionnel, ces projets font aussi l’impasse d’une version radicalisée de la sécurité sociale professionnelle assurant la continuité du revenu [8].

Enfin, ces adieux au plein emploi empêchent de poser la question des besoins sociaux et d’envisager une logique d’Etat « employeur en dernier ressort ». La question écologique est absente, à moins peut-être que la frugalité du revenu de base ne suffise à enclencher la décroissance salvatrice.

De manière générale, le succès de ces projets s’explique sans doute par les coordonnées d’une période assez cauchemardesque. Portés par des apprentis gourous, ils semblent représenter autant de raccourcis permettant de contourner les obstacles et de passer à nouveau à l’offensive. On retrouve cette même quête de solutions miracle dans des domaines connexes : les monnaies magiques (« libre », « double » ou « fondante ») pour créer de l’activité, le retour aux monnaies nationales pour sortir de la crise de l’euro, le tirage au sort pour rétablir la démocratie, etc. Ces utopies incantatoires ne sont pas seulement stériles : elles sont aussi, malheureusement, autant d’obstacles à la construction d’une stratégie d’alternative ancrée dans la réalité des rapports sociaux. (22 décembre 2016, pour A l’Encontre)