
Les mobilisations contre la loi Travail et son monde, et le mouvement Nuit Debout, ne sont pas le simple prolongement des cycles de luttes sociales précédents, mais « l’aube d’une nouvelle séquence de luttes sociales et politiques », analysent Ugo Palheta et Julien Salingue. Face à la radicalisation des classes possédantes, qui ont « approfondi brutalement la contre-révolution néolibérale et autoritaire », la contestation sociale prend de nouvelles formes, de nouvelles voies. Reste toujours, en toile de fond, une question lancinante : « Comment faire advenir une alternative à un capitalisme pourrissant ? »
Lorsqu’un mouvement social éclate, la tentation première consiste généralement à le jauger à l’aune des mouvements qui l’ont précédé, en se contentant parfois d’en comparer les slogans et les chiffres de manifestants. Il arrive aux participants eux-mêmes d’y contribuer en se laissant aller à singer les mots et les postures des soulèvements passés, comme le pointait Marx dans Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte. Or, la signification historique d’un mouvement et son succès – immédiat ou posthume –, ne sont jamais réductibles ni aux souvenirs glorieux qu’ils ravivent, ni au nombre d’individus mobilisés. À prêter trop d’attention à ces aspects, on en vient souvent à manquer les traits neufs qui annoncent des bouleversements imprévisibles et remodèle la carte des possibles.
C’est un fait que le mouvement actuel, dont les médias dominants ne finissent pas depuis son émergence d’annoncer le déclin, sinon la mort, a moins mobilisé numériquement pour l’instant que celui, défait, de 2010 contre la réforme des retraites. De même, la mobilisation victorieuse contre le CPE, en 2006, avait suscité des assemblées générales étudiantes et des manifestations plus massives. Pourtant, il se pourrait que le mouvement contre la loi travail et son monde – qui inclut à l’évidence Nuit Debout – ne soit pas le simple prolongement amoindri du cycle de luttes de masse ouvert par la victoire sociale contre le plan Juppé en décembre 1995, mais un (re)commencement : l’aube d’une nouvelle séquence de luttes sociales et politiques faisant suite à des années de recul pour les mouvements sociaux.
La possibilité d’une bifurcation politique
Un (re)commencement, mais de quoi ? D’une contestation radicale du monde qui nous est imposé et de la vie qui nous est faite en régime capitaliste. (...)
à force de répression policière, de surdité gouvernementale et d’arrogance patronale, ce qui semblait l’apanage des seuls militants révolutionnaires est devenu le sens commun du mouvement et de gagner de nouvelles franges de la population : auto-organisation hors des cadres traditionnels (mais pas forcément contre eux), anticapitalisme (bien au-delà du simple refus du libéralisme économique), nécessité stratégique de la grève générale et de la convergence des luttes (de la jeunesse diplômée précarisée aux quartiers populaires en passant par les luttes des salariés et les combats environnementaux), hostilité à l’égard des forces de répression de l’appareil d’État. Ces traits demeurent embryonnaires et on ne saurait garantir qu’ils essaimeront largement dans l’avenir, mais ils sont bien présents et ouvrent la possibilité d’une bifurcation politique future.
Crise d’hégémonie des classes possédantes
Cette radicalisation répond à la radicalisation des classes possédantes, qui ont profité de la crise financière de 2008 et des attentats récents pour approfondir brutalement la contre-révolution néolibérale et autoritaire initiée dès les années 1980. Elle s’enracine également dans une crise politique dont on méconnaît généralement la profondeur : il ne s’agit pas en effet d’une désaffection passagère d’électeurs envers leurs représentants politiques traditionnels, mais d’une incapacité croissante des partis dominants – et des classes dont ils défendent les intérêts – à produire un consentement actif des populations à leurs choix politiques, à susciter des liens organiques entre eux et des segments significatifs des classes subalternes. Autant dire une crise d’hégémonie au sens de Gramsci. (...)
L’invention, encore balbutiante, d’une politique déprofessionnalisée
Cette politique-là est morte, du moins dans sa capacité à produire durablement l’illusion d’un changement graduel du système, sans même parler d’une adhésion militante. Elle ne survit qu’à l’état de zombie, sauvée de la décomposition par d’habiles conseillers en communication et des médias dominants rivés sur l’agenda électoral. De déclarations racistes en scandales financiers, de discours creux en promesses non tenues, chacun peut constater la médiocrité doublée de servilité et de corruption de la politique professionnelle. Si le mouvement contre la loi travail et son monde a une autre vertu, c’est donc de laisser entrevoir ce que pourrait (être) une « politique de l’opprimé », pour parler comme le regretté Daniel Bensaïd. L’heure est ainsi à l’invention, encore balbutiante, d’une politique déprofessionnalisée permettant à la majorité de reprendre ses affaires en main, et annonçant la possible irruption d’une démocratie réelle s’épanouissant partout, des lieux de travail aux lieux de vie.
Cela suppose d’écarter dans un même mouvement ceux qui ont capturé à leur profit la puissance du plus grand nombre, en s’octroyant un monopole de la chose publique et en mettant cette dernière au service de l’accumulation du capital, n’offrant comme seule (fausse) alternative au capitalisme mondialisé qu’un nationalisme putride. (...)
Seuls des soulèvements populaires, démocratiques et anticapitalistes, peuvent sortir l’humanité de l’impasse et résoudre l’énigme politique que le 20e siècle nous a laissée en héritage : comment faire advenir une alternative à un capitalisme pourrissant, sans engendrer des régimes despotiques fondés sur la domination d’une bureaucratie irresponsable ?