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Le municipalisme libertaire : qu’est-ce donc ?
Article mis en ligne le 5 septembre 2018
dernière modification le 3 septembre 2018

On reproche régulièrement aux partageux de critiquer sans proposer. Le municipalisme libertaire (ou communalisme), né au début des années 1970 sous la plume de l’écologiste états-unien Murray Bookchin, constitue pourtant l’un des projets de société les plus structurés au sein du mouvement anticapitaliste. Mais un projet méconnu. Fort des trois échecs du siècle dernier (le communisme mondial, l’anarchisme local et le réformisme parlementaire), le municipalisme libertaire propose, par un processus révolutionnaire social et écologique, de « remplacer l’État, l’urbanisation, la hiérarchie et le capitalisme par des institutions de démocratie directe et de coopération ».

Ce fut l’œuvre de Bookchin ; ce fut même, confia-t-il, le but de son existence et sa seule « raison d’espérer ». On aurait raison de se méfier des théories radieuses et des horizons clés en main ; on aurait tort de les railler à l’heure du dérèglement climatique, de la sixième extinction de masse, de l’abstention galopante, de la poussée nationaliste, de l’épuisement prochain des réserves de pétrole et de la concentration toujours plus inouïe des richesses — huit personnes sur la planète possédant autant que la moitié la plus pauvre de la population mondiale1. ☰ Par Elias Boisjean

Murray Bookchin est mort cinq ans après l’écroulement du World Trade Center et douze mois avant l’éclatement de la crise des subprimes. Théoricien de premier plan de l’écologie sociale et fondateur du municipalisme libertaire, il voulut sa vie durant, selon les mots de sa biographe Janet Biehl, « ressusciter la politique dans le sens ancien du terme ». Autrement dit : la polis, en grec, la Cité, la communauté de citoyens libres et autonomes. (...)

L’espèce humaine n’est pas l’ennemi : la minorité possédante en son sein, si ; les outils technologiques ne sont pas un danger : ne pas les mettre au service de l’autonomie populaire, si4. Le municipalisme libertaire — ou communalisme — entendit donc répondre à cette double exigence sociale et environnementale.

Mettre en place les municipalités (...)

En 1998, l’essayiste Janet Biehl publia, avec l’aval de Bookchin, le manifeste Le Municipalisme libertaire : une « solution de rechange » au système capitaliste, oppresseur de la Terre et de l’immense majorité de ses habitants, humains ou non. Autorisons-nous, à des fins pédagogiques, ce périlleux saut dans l’avenir : à quoi ressemblerait la prochaine révolution ?

Il s’agira, au commencement, de fonder un petit groupe municipaliste sur son lieu de vie. Une fois structuré, politiquement mûr et humainement soudé, il devra s’élargir et s’adresser aux habitants du quartier/bourg/village/arrondissement puis de la ville (partitionnée, à terme, en diverses municipalités selon sa superficie5) afin de devenir une force politique. Ce groupe — adossé à un règlement et prenant graduellement la forme d’un mouvement — optera pour un nom simple à mémoriser et affichera une identité politique accessible au tout-venant ; il s’agira de convaincre les citoyens alentours sur la base de deux ou trois points essentiels : les enjeux de proximité (vie quotidienne et travail), la démocratie directe et l’écologie. L’identité culturelle et historique locale pourra au besoin colorer ledit mouvement. L’éducation populaire sera au cœur de ce processus d’élargissement : un journal et un logo seront créés, des tracts distribués dans les espaces de sociabilité ordinaire, des affiches placardées et des conférences données — les cafés et les bars deviendront des espaces incontournables ; une culture et un bouillonnement politiques jailliront. Des manifestations seront organisées afin de lutter contre les projets locaux délétères ; un maillage avec les coopératives existantes, notamment alimentaires, sera mis en place. Le municipalisme libertaire aura vocation à s’adresser au plus grand nombre, et non aux militants ou aux citoyens déjà au fait des enjeux démocratiques et environnementaux. (...)

Ces assemblées interclassistes6 pas à pas mises en place, deux voies s’offriront. Le mouvement, fort de l’intérêt croissant de la population locale pour la démocratie directe, sollicitera le conseil municipal existant (présidé, en France, par le maire) et exigera de lui qu’il reconnaisse, légalement, la légitimité du municipalisme libertaire et sa participation effective à la vie politique. « Il est hautement improbable », avance toutefois Biehl, que les représentants de l’État y consentiront ; les militants municipalistes devront dès lors se présenter à chaque élection municipale afin de pouvoir, un jour, prendre la main sur le conseil municipal puis, par décision majoritaire, conférer les pleins pouvoirs aux assemblées municipalistes libertaires. (...)

Bien que Bookchin ait reconnu aux cadres et aux leaders leur légitimité historique et organisationnelle, les candidats ne parleront jamais en leur nom propre : ils représenteront le municipalisme libertaire et auront à répondre, devant le mouvement, de leurs faits et gestes. Il conviendra de se montrer prudent avec les médias de masse — très certainement hostiles — et de privilégier les dispositifs « communautaires » et les espaces où la parole ne sera pas systématiquement tronquée et individualisée. Les premiers échecs électoraux — inévitables — ne seront pas un frein et n’auront à susciter nulle amertume ; il se n’agira pas tant de gagner que de « grandir lentement et organiquement », de créer une vaste, solide et profonde toile sur l’ensemble du territoire. Se préoccuper des résultats lors des soirées électorales ne présentera donc, les premiers temps, que peu d’intérêt : il faudra plutôt s’armer de « beaucoup de patience ». Ni Grand Soir ni succession de réformes, donc : le municipalisme libertaire aspire à s’appuyer sur le déjà-là (les conquis émancipateurs) tout en étendant et en radicalisant la démocratie. (...)

Les assemblées finiront pas obtenir les pleins pouvoirs dans un certain nombre de municipalités du (ou des) pays. Un congrès de délégués, dit conseil fédéral, sera mis en place autour d’une assemblée confédérale — une « Commune des communes », en somme. Ces délégués ne seront pas des représentants mais des exécutants élus révocables à tout instant ; ils ne parleront pas à la place du peuple mais appliqueront les décisions actées à échelle municipale. Le conseil fédéral aura vocation à coordonner les municipalités, à régler les questions impossibles à traiter localement (la construction d’une route traversant le pays, par exemple) et à examiner les éventuelles dérives locales (si une municipalité, embourbée dans on ne sait quel toxique esprit de clocher, en venait à décider majoritairement de discriminer les homosexuels, l’ensemble des délégués du conseil votera pour savoir si cette municipalité pourra poursuivre dans cette voie). C’est que le municipalisme libertaire n’entend pas sacraliser le local ; il n’ignore rien des dérives possibles — présentement régulées, il est vrai, par la centralisation des États de droit capitalistes — et réfute l’autarcie autant que l’illusoire autosuffisance locale. D’où le second étage de l’échafaudage : le confédéralisme. (...)

si le tandem marxiste libertaire salue, non sans admiration, la clairvoyance, la force prémonitoire et la cohérence de l’œuvre de Bookchin, ils prennent leur distance avec ce qu’ils nomment son « culte du localisme » et rappellent l’impérieuse nécessité d’une politique planificatrice.

Municipaliser l’économie (...)

Le municipalisme libertaire trace une troisième voie entre la nationalisation et la propriété privée : la municipalisation. Les coopératives ne peuvent à elles seules garantir une sortie du mode de production capitaliste ; il importe, dès lors, de rendre la propriété publique : celle-ci sera placée sous le contrôle des citoyens via les assemblées. Ce sera là, selon Bookchin, le moment d’« enlever l’économie à la bourgeoisie ». La terre, les usines et les moyens de production (bureaux, banques, transports collectifs, etc.) deviendront la propriété de la communauté et la vie économique sera organisée, en fonction des besoins communs, par les travailleurs et les citoyens eux-mêmes. Les classes fortunées seront expropriées ; les impératifs de croissance et de concurrence seront remplacés par les notions de limite et d’équilibre ; l’homogénéisation des revenus — condition nécessaire à toute démocratie authentique — sera instaurée dans des proportions à définir.

« Vider » l’État et armer le peuple (...)

la propagation libre et volontaire des municipalités démocratiques entraînera de nombreux bienfaits tangibles et redonnera un sens aux existences de millions de citoyens jusqu’alors anémiés, assujettis, privatisés, abrutis par le marché de l’emploi et dépossédés de tout pouvoir, excepté celui de consommer ; ses sympathisants, devenus majoritaires au sein de la population, déserteront progressivement les structures statonationales au profit de la révolution municipaliste ; l’État en viendra à perdre sa légitimité et ce qu’il lui reste d’aura.

Travailler à son auto-désintégration ne suffira pourtant pas. Les possédants et le régime chercheront à entraver, par la force armée, l’extension du municipalisme libertaire ; raison pour laquelle chaque municipalité devra constituer des milices armées8, non sans avoir dissout les corps de police et d’armée présents sur son territoire, en vue d’assurer la défense des citoyens et de la démocratie naissante (...)

À la condition d’avoir réuni ces trois conditions (organisation des municipalités, large soutien de la population et délégitimation de l’État capitaliste), la révolution municipaliste pourrait « éliminer sans trop de difficultés » le gouvernement déconsidéré et ses appareils affiliés : colosse aux pieds d’argile qu’un ultime coup renverse… L’État disparu, la société sans classes — que Bookchin appela également « communiste libertaire » — sera tout entière aux mains des communes coordonnées de bas en haut par la Commune : le temps de travail sera réduit ; l’agriculture deviendra intégralement biologique ; les combustibles fossiles et les pesticides seront éliminés. Mais le défi prospectif s’arrête ici : la société future ne peut « être décrétée par les théoriciens du municipalisme », précise Biehl, puisqu’elle sera l’œuvre du peuple émancipé. (...)

En 2014, en pleine guerre civile syrienne, le Rojava — territoire du nord-syrien, mixte et à majorité kurde — publia son Contrat social, pièce maîtresse d’un fragile processus révolutionnaire bâti sur les cantons : il consacrait la « justice sociale », la vie démocratique, l’égalité des sexes devant la loi et « l’équilibre écologique ».

« Je n’exclus pas non plus la possibilité de l’échec. Mais s’il existe une raison d’espérer, c’est l’approche municipaliste libertaire qui nous la fournit », disait Bookchin lors d’un entretien à la fin de l’année 1996 : sans quoi, « [le capitalisme] détruira certainement la vie sociale ».