Pour atteindre son objectif d’exploitation maximale à moindre coût, le système capitaliste déploie une stratégie offensive de façonnage de son environnement. Il impose un ajustement structurel permanent à la société dans son ensemble.
Cet ajustement emprunte différentes étapes qui sont marquées par un façonnage de plus en plus profond de la société. Les étapes s’enchainent de telle manière que la précédente prépare la suivante et le passage de l’une à l’autre s’opère lorsque les conditions propices sont réunies. Dans le processus, chaque phase correspond à une configuration spécifique du rapport social qui prépare la suivante.
Lorsqu’une configuration d’exploitation donnée se révèle moins profitable qu’une autre option, le système modifie l’organisation initiale. Pour ce faire, il mobilise ses agents (ses auxiliaires) dans les domaines politique, littéraire, médiatique, juridique… pour rendre le changement envisageable pour les populations et pour l’imposer par la force s’il le faut. Bien souvent, les raisons mises en avant pour justifier l’ajustement des structures sont d’ordre moral, philosophique, humanitaire, de « progrès »… plutôt qu’économique.
La stratégie du système se dissimule derrière une idéologie trompeuse forgée par des intellectuels aux ordres. Cette pensée devient unique et s’impose progressivement comme une vérité révélée.
Dès le départ, le mouvement libéral des lumières a accompagné la mise en place du capitalisme dans sa phase de « l’accumulation primitive[1] ». Les intellectuels ont présenté le capitalisme comme un phénomène naturel et spontané issu du libre jeu de la main invisible du marché sans intervention de l’État autre que régalienne. Pour assurer la richesse des nations, il suffisait de « laisser-faire ».
En réalité, dès le début de la révolution industrielle, le « laisser-faire » s’est révélé un système d’intervention permanente de l’État pour favoriser l’accumulation, créer et garantir des privilèges et maintenir la discipline du travail. (...)
Pour accompagner sa démarche, le système a aussi instrumentalisé les institutions politiques, religieuses…
Aux origines du libéralisme économique : l’école classique (...)
A l’instar du mouvement harmonieux des planètes étudié par la science physique, les classiques soutiennent que le libre cours laissé au jeu des intérêts individuels intermédiés par le marché produit un ordre naturel, une organisation sociale naturelle, la plus efficace. Dans ces conditions, il suffit de « laisser faire ». De même, les avantages du libre-échange s’étendent au niveau international et justifient la spécialisation internationale (la division internationale du travail). (...)
Dans un contexte de « laisser faire » et « laisser passer », le rôle de l’État est minimal, il se trouve réduit à celui de « gendarme », c’est-à-dire à ses fonctions régaliennes : le maintien de l’ordre, la justice et la défense du territoire.
En résumé, les libéraux « classiques » considèrent le marché comme « complet », en ce sens qu’il assure automatiquement et de façon la plus efficace, les fonctions de création de richesses et de distribution des revenus. Le marché régule les échanges qui assurent le plein emploi, des gains pour tous… Ce « doux commerce », comme le qualifiait Montesquieu, conduit à l’harmonie de la société et à la paix.
En fait, le discours officiel policé des libéraux cache une réalité beaucoup moins « douce » dont ils sont conscients ou peut-être même complices ?
Le mythe de la main invisible
Contrairement à ce que la légende libérale prétend, la naissance du capitalisme n’a pas été provoquée spontanément par le jeu des forces du marché guidées par la main invisible.
« Le capitalisme n’a jamais été établi par le biais du marché libre, ni même par l’action première de la bourgeoisie. Il a toujours été établi par une révolution venue d’en haut, imposée par une classe dirigeante précapitaliste. En Angleterre, c’était l’aristocratie terrienne ; en France, la bureaucratie de Napoléon III ; en Allemagne, les Junkers ; au Japon, le Meiji. En Amérique […] l’industrialisation a été réalisée par une aristocratie mercantiliste composée de magnats de la marine et de propriétaires terriens ».
En Angleterre son berceau, la « révolution » capitaliste a débuté par un capitalisme agraire qui a concentré les terres, supprimé l’agriculture vivrière, expulsé les ayant-droits paysans, pour le profit à tout prix. L’artisanat a été détruit, les artisans ont été prolétarisés comme les paysans et les pauvres urbains. La grande majorité de la population anglaise a été privée de la possession de ses faibles moyens de production, de ses outils, des terres qu’elle exploitait, des relations sociales traditionnelles solidaires… pour alimenter la réserve de main-d’œuvre à bas coût.
En fait, ce n’est pas la main invisible qui a permis d’accumuler le capital entre quelques mains et ce n’est pas le marché qui a privé le travail de l’accès aux moyens de production et l’a contraint de se vendre aux conditions fixées par l’acheteur. Il a fallu une intervention concertée de la part des agents instrumentalisés par le système.
La main invisible : la main de fer de l’État
La main invisible est en réalité une main de fer guidée par le système d’exploitation et de contrainte en vue de façonner l’environnement pour permettre l’accumulation du capital. (...)
Grâce à son monopole de la violence et de la définition de la légalité, l’État a joué un rôle crucial à la fois dans le soutien et dans le développement des processus d’accumulation primitive. (...)
Pour tenter de justifier la violence de l’État, le système a fait appel à ses agents « éclairés ».
La duplicité des élites des Lumières au service du système
« Face à une paysannerie qui ne voulait pas être réduite en esclavage, philosophes, économistes, politiciens, moralistes et hommes d’affaires commencèrent à plébisciter l’action gouvernementale. Avec le temps, ils mirent en place une série de lois et de mesures calibrées pour forcer les paysans à se soumettre en détruisant leurs moyens d’autosuffisance traditionnels ».
Cette attitude lève notamment le voile sur le côté sombre des philosophes des Lumières.
Par exemple, « selon Michael Perelman, ‘John Locke, souvent vu comme un philosophe de la liberté, défendait le travail dès l’âge de trois ans’. Le travail des enfants excitait également Defoe, qui se réjouissait de ce que ‘des enfants de quatre ou cinq ans […] puissent chacun gagner leur propre pain’ ».
De même David Hume, le grand humaniste, vantait la vertu de la pauvreté et de la faim pour les classes populaires.
« Locke, Mandeville et d’autres auteurs avaient d’ailleurs justifié toutes sortes d’intrusions paternalistes dans la vie « privée » des classes dominées, s’agissant du sexe, de l’alcool, de la religion, des loisirs et des syndicats ».
Ainsi, on note chez les penseurs libéraux du siècle des Lumières la présence simultanée d’une défense acharnée de la liberté pour certains et de la justification de l’oppression pour d’autres. La même ambiguïté est présente chez les économistes de l’école classique. (...)
La justification de l’exploitation à travers les mécanismes du marché produisant un ordre naturel aseptisé relève de l’hypocrisie voire de la complicité. En effet, ces économistes libéraux connaissaient la nécessité d’une intervention de l’État pour faire décoller le capitalisme.
« L’étude de l’histoire expose clairement le fait qu’Adam Smith et ses amis partisans du laisser-faire étaient en fait une bande de crypto-étatistes, qui avaient besoin de politiques gouvernementales brutales pour contraindre la paysannerie anglaise à devenir une main d’œuvre capitaliste docile prête à accepter l’esclavage salarial ».
En contradiction directe avec les principes de laisser-faire qu’ils prétendaient défendre, ces hommes ont cautionné les interventions violentes de l’État pour favoriser l’accumulation, créer et garantir des privilèges et maintenir la discipline du travail. (...)
D’autres forces semblent avoir été mobilisées pour faciliter l’accumulation primitive
La religion et la main invisible
L’exemple de l’évolution du temps de travail illustre le rôle ambigu des autorités religieuses. Selon Paul Lafargue, sous l’Ancien Régime, les lois de l’Église garantissaient au travailleur 90 jours de repos pendant lesquels il était strictement interdit de travailler. Les impératifs de maximisation du profit impliquaient un allongement de la durée du travail qui passait par la réduction des journées chômées principalement attachées aux fêtes religieuses.
Le protestantisme s’est attaqué au problème et aurait ainsi facilité l’accumulation capitaliste. (...)
Le catholicisme a été plus long à mettre en œuvre la réduction des jours chômés pour allonger le temps de travail. Le processus a débuté à partir des années 1680, lorsque les facteurs économiques et sociaux ont été progressivement considérés comme responsables de la pauvreté. La mise au travail a été alors présentée comme la solution à la disparition de la misère. Certains penseurs catholiques ont établi un lien entre le nombre de pauvres et le nombre de fêtes religieuses « d’obligation ». Pour lutter contre la misère, « le devoir du chrétien n’était cependant pas de faire l’aumône [aux pauvres] mais de faciliter leur accès au travail, en supprimant beaucoup de fêtes chômées ».
Les autorités religieuses ont répondu aux exigences du « bon » fonctionnement de la main invisible. Pour les autorités civiles, la réponse a été plus radicale dès la Révolution. (...)
La Révolution va réaliser ce que Turgot avait tenté de faire : supprimer les corporations pour assurer la « liberté du travail ». Au nom de la libre entreprise, le 2 mars 1791, l’Assemblée constituante abolit les corporations à travers le décret d’Allarde. Le 14 juin suivant, la loi Le Chapelier interdit la reformation de toute coalition professionnelle, association de patron, ou de salariés. Sous prétexte de « liberté », « cette loi prive les travailleurs de structures séculaires qui organisaient leur apprentissage, leur protection, et leur entraide interne tout en protégeant le consommateur en garantissant un contrôle de la production en termes de qualité ». Entre la promotion de la liberté du travail et la défense des salariés, la Révolution a fait son choix.
Ainsi, l’appareil d’État, les intellectuels, les autorités civiles et religieuses,… ont conjugué leurs efforts pour façonner l’environnement sociétal afin d’amorcer puis de renforcer l’accumulation capitaliste. (...)
Depuis la révolution industrielle, le système impose un ajustement structurel permanent, plus ou moins violent, à la société dans son ensemble pour toujours plus de profit.
Une remarque finale : le côté sombre de la main invisible n’est jamais abordé dans les cours d’histoire de la pensée économique. Les universitaires échapperaient-ils au système ?.