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Le « populisme » du FN : retour sur une invention médiatique
Article mis en ligne le 9 avril 2015
dernière modification le 2 avril 2015

Entretien avec Annie Collovald, professeure de sociologie à l’Université de Nantes, spécialiste de la droite et de l’extrême droite. Elle a notamment écrit, en 2004, Le « populisme du FN » : un dangereux contresens (éditions du Croquant).

Il faut rappeler que la qualification du FN comme populisme est récente et qu’elle ne s’est pas imposée d’emblée. Il a fallu du temps et surtout différentes mobilisations d’interprètes de la vie politique pour qu’elle gagne en plausibilité et en sérieux, du moins apparent. Son évidence d’aujourd’hui a été progressivement construite, au prix d’une double réorientation des perspectives originelles : celles voyant dans le FN un « fascisme » ou une extrême droite, et regardant surtout les dirigeants de ce parti (leur parcours politique, leurs relations avec la collaboration sous Vichy puis avec l’OAS, leurs discours racistes, etc.). Désormais, c’est le lien unissant un chef supposé charismatique à des électeurs supposés issus majoritairement des classes populaires qui justifie la désignation de populisme. (...)

Une étape va être franchie et la fiction va gagner son (pauvre) réalisme quand, à partir des années 1990, des politologues inspirés par le « populisme du FN » découvrent, sur la foi de sondages électoraux, un « fait » extraordinaire : ce seraient les classes populaires (ouvriers, employés, chômeurs) qui voteraient Le Pen. Que cette affirmation reçoive de multiples démentis, qu’elle soit moins une avancée scientifique qu’un échafaudage sans théorie ni fondement autre que des préjugés n’empêche rien. La boucle est bouclée, le mot a trouvé sa recette. Le « populisme » attire d’abord le populaire, son étymologie ne renvoie-t-elle d’ailleurs pas au « peuple » ? (...)

Le FN devient alors le premier parti ouvrier en France, et le substitut du Parti communiste. Là, les journalistes (et surtout les éditorialistes) retrouvent leurs marques avec l’usage des sondages et leurs commentaires. Ils ne diffusent plus simplement si l’on peut dire une « information scientifique », ils en exploitent eux- mêmes les possibilités : faire des « scoops » à répétition, multiplier les papiers sensationnels (« Mélenchon-Le Pen : le match des populismes », « Et si c’était Marine Le Pen » et dernier en date « Marine Le Pen : personnalité politique de l’année 2014 »), et les prises de positions indignées, avancer des explications renversantes offrant à moindre coût un renouvellement de l’actualité politique : après « les gens d’en bas », « ceux de la désespérance sociale », voici la « France périphérique », « la France d’à côté »
(...)

des « savants », des hommes politiques, des intellectuels se sont progressivement ralliés à cette vision d’un FN « populiste », réactivant et créant des relations d’échanges et de reconnaissance croisés, ce qui a pour effet de fermer le pensable et le dicible sur ce parti. C’est aussi que le recrutement des éditorialistes qui s’opère de plus en plus dans les hauteurs sociales les a fait entrer dans le « cercle des importants », dont ils partagent les idées et les humeurs. Proches des responsables politiques de droite et de gauche, des conseillers en communication, des sondeurs qu’ils fréquentent dans les mêmes lieux de sociabilité et de formation, ils sont éloignés des groupes populaires sur lesquels ils portent souvent un regard moral fait de commisération et de déploration : ce qu’autorise le « populisme », qui permet un jeu de bascule entre injure, indignation et plainte pour ses « victimes », dont la « souffrance sociale » n’est pas entendue. (...)

les groupes populaires n’ont plus tellement de défenseurs collectifs affichés susceptibles de contrebalancer les jugements émis (le PCF est à la dérive, le PS s’adresse désormais aux classes supérieures... et si le Front de gauche a récemment fait du « peuple » sa cause,le FN a été le seul depuis les années 1990 à se revendiquer vrai parti « populiste » s’adressant aux groupes populaires), les politiques sociales mises en œuvre viennent attester publiquement de la dégradation sociale et symbolique des groupes populaires (« mauvais pauvres » tous tricheurs, menteurs, à surveiller de près et à sanctionner très vite au moindre faux pas).

Surtout la lutte politique s’est transformée depuis une vingtaine d’années et réorganisée sur un mode virtuel, sous l’effet, entre autres, de la réorientation de tous les partis sur les enjeux électoraux et de l’usage intensif des sondages hors élections et pendant celles- ci. (...)

Le FN serait d’ailleurs aujourd’hui presque aux portes du pouvoir... Quel meilleur indicateur de ce succès dans les représentations que cette idée qui court du PS à l’UMP que tout se joue pour la démocratie en termes de valeurs et non en termes d’égalité sociale et économique, de lutte contre les injustices vécues, de participation de tous à la définition du souhaitable et désirable en société ? C’est ainsi une vision purement normative de la démocratie qui s’impose et qui sert le jeu du FN : son destin ne se jouerait que lors des élections et non dans le cours ordinaire de la compétition politique, que par la présence d’extrêmes et non dans les retournements, atermoiements, compromis qui s’opèrent chez les acteurs centraux du jeu politique, ce qui évite d’interroger le comportement des élites sociales, économiques, médiatiques et politiques, les relations qui s’établissent entre elles au-delà des frontières partisanes (bien affaiblies depuis plusieurs années) comme leurs fréquentations, leur passage d’un parti à l’autre, leurs emprunts idéologiques, et les disculpe de la montée des intolérances et des inégalités voire du retournement autoritaire qui atteint la démocratie dans ses règles pratiques et juridiques. (...)

Dédiabolisation aujourd’hui, notabilisation hier : dès les premiers emplois du « populisme » pour désigner le FN, il s’agissait bien de montrer que le parti frontiste des années 1980 n’était plus du fascisme ou une extrême droite au passé sulfureux. C’était une nouvelle droite radicale et populaire. (...)

Les dirigeants frontistes ne font que leur job de responsables politiques, ils jouent des représentations ; le risque vient du « peuple », c’est lui le problème. Se crée ainsi une véritable incompréhension de ce qu’est le FN : pas plus populiste que populaire, banalisé, notabilisé, nationaliste, il s’agit, si peu que l’on observe ce que ses discours font à la réalité, d’une extrême droite qui exerce non pas « la préférence nationale » comme ses dirigeants l’invoquent et les commentateurs le rappellent à satiété, mais le « dénationalisme » qui transforme des nationaux en immigrés pour toujours et pratique le double langage en profitant de son insertion dans le jeu politique pour faire passer (avec un succès certain) son idéologie anti-républicaine.