
Dans La sorcellerie capitaliste1, écrit avec Philippe Pignarre, vous décrivez le capitalisme comme un « système sorcier sans sorcier ». Entendez-vous par là que le système économique et social dans lequel nous sommes plongés relève d’un ordre magique ?
Quand il n’est pas réduit à une simple métaphore, le mot « magie » ne sert plus guère qu’à établir des oppositions entre nous – qui vivons un monde où la rationalité est censée prédominer – et les autres peuples qui « croient encore en la magie ». J’ai pour ma part voulu prendre au sérieux la magie, sans me poser la question d’y croire ou de ne pas y croire. Avec Philippe Pignarre, nous parlons de « système sorcier » (c’est-à-dire d’un système utilisant une magie malveillante) pour dramatiser ce qui devrait nous faire penser aujourd’hui : le maintien, voire même l’intensification de l’emprise capitaliste, alors que ces dernières décennies, avec le déchaînement de la guerre économique, la référence au progrès a perdu toute évidence.
Dans les années 1970, on pouvait imaginer qu’en critiquant la notion de progrès, on s’attaquait à l’idéologie qui assurait l’emprise capitaliste. Or aujourd’hui, sauf pour quelques illuminés, la notion de progrès semble n’être plus qu’un réflexe conditionné, une ritournelle. Pourtant, l’emprise n’a pas faibli, bien au contraire. Associer notre sentiment d’impuissance à l’efficace d’une « attaque sorcière », c’est d’abord dramatiser l’insuffisance de la notion d’idéologie ou de croyance idéologique, c’est attirer l’attention sur la manière dont l’emprise a pu continuer à fonctionner, hors croyance. C’est aussi dramatiser le fait que, contrairement aux traditions culturelles pour qui les attaques sorcières sont un sujet de préoccupation pratique, nous, qui pensons « idéologie », sommes vulnérables. Nous n’avons pas les savoirs pertinents pour identifier et comprendre les dispositifs de capture et de production d’impuissance. Or, là où l’on pense que les sorciers existent, on apprend à les reconnaître, à diagnostiquer leurs procédures, à s’en protéger, voire à contre-attaquer. Nous, nous critiquons et dénonçons les mensonges, mais si la dénonciation avait été efficace, le capitalisme aurait crevé depuis longtemps.
Nous n’avons donc pas lancé d’appel à croire aux sorciers, mais à reconnaître les attaques sorcières. Ceux qui, par exemple, ont transformé l’expression déjà boiteuse de « développement durable » en « croissance durable » ne « croient » pas à la sorcellerie mais la pratiquent : ils capturent, détournent, piègent. Nous sommes en cela de plus en plus sujets à des paroles sorcières. « Sois motivé ! », « Aies un projet ! » : les mots du management (la motivation, l’engagement, etc.) appartiennent à des dispositifs qui fonctionnent comme des toiles d’araignées – plus on se débat, plus on est pris, comme des mouches. Pas d’illusion idéologique, dans ce cas, mais une terrible efficacité sorcière. (...)
Aujourd’hui, presque plus personne ne croit vraiment que ce sera le cas. La croyance au progrès n’est plus qu’une manière, dans la situation actuelle, de s’en remettre aux experts, aux scientifiques, aux nouvelles technologies… L’impuissance face au cours des choses nous pousse à penser qu’eux seuls pourront nous préserver des dangers qui s’accumulent à l’horizon…
On retrouve ici la signification pauvre du mot magie dont je parlais il y a un instant. On veut croire que « comme par magie », les choses s’arrangeront. Sans vraiment y croire, on espère que ce que nous vivons n’aura été qu’une crise dont nous réussirons à réchapper, « comme d’habitude ». Nous considérons avec mépris nos ancêtres qui, terrorisés par une nature qu’ils ne parvenaient pas à contrôler et comprendre, s’attribuaient un pseudo-pouvoir magique pour se rassurer. Mais aujourd’hui, c’est nous qui méritons ce regard méprisant, car c’est nous qui nous en remettons à une croyance magique. Celle-ci signale un désarroi et une impuissance qui traduisent d’abord la destruction systématique de tout ce qui pourrait nous permettre d’imaginer, activement, collectivement, pratiquement, politiquement, ce que demande l’avenir. (...)
Est-ce une forme de ce que vous appelez une alternative infernale ?
Par « alternatives infernales », nous entendons un ensemble de situations formulées et agencées de sorte qu’elles ne laissent d’autres choix que la résignation, car toute alternative se trouve immédiatement taxée de démagogie : « Certains affirment que nous pourrions faire cela, mais regardez ce qu’ils vous cachent, regardez ce qui arrivera si vous les suivez. »
Ce qui est affirmé par toute alternative infernale, c’est la mort du choix politique, du droit de penser collectivement l’avenir. Avec la mondialisation, nous sommes en régime de gouvernance, où il s’agit de mener un troupeau sans le faire paniquer, mais sous l’impératif : « Nous ne devons plus rêver. » Affirmer qu’il est possible de faire autrement, ce serait se laisser abuser par des rêves démagogues. (...)
Cet opérateur rhétorique, ce « nous-ne-pouvons-plus », a précisément vocation à faire taire ceux qui disent « mais-qu’êtes-vous-en-train-de-faire ? ». Nous devons faire confiance, car nous n’avons pas d’autre choix.
Le problème, c’est que ça marche. Quand on entend un politicien énoncer cela, on n’entend malheureusement derrière lui ni mugissement de rires ni concert de ricanements. Reconnaître ces types de discours et se protéger de leur emprise, voilà qui ferait partie d’une culture de la sorcellerie. S’en protéger, c’est aussi savoir en rire, ricaner, avoir sur soi des boîtes à rire qui meuglent – faire d’abord preuve d’irrespect. (...)
ceux qui annoncent une alternative infernale se trouvent eux-mêmes séparés de leur puissance d’agir et de penser. Ils ne savent réellement pas comment faire autrement. C’est pourquoi j’ose penser que la dérision et la compassion sont plus efficaces que la dénonciation. Celle-ci peut renforcer leur sentiment d’héroïsme responsable face à des accusations injustes. Il s’agit plutôt de les démoraliser, de leur faire abandonner leur rôle de berger moralisateur et pédagogue – voire d’exiger d’eux qu’ils partagent avec nous ce qui les réduit à l’impuissance, au lieu de relayer des mensonges lénifiants. S’ils prétendent lutter, qu’ils nous donnent des nouvelles du front, qu’ils nous expliquent ce à quoi ils se heurtent, qu’ils nomment les « sorciers » et la manière dont ils agissent – bref qu’ils cessent de collaborer sous prétexte que sans eux ce serait pire.
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de manière générale, la perte de la référence au progrès a profondément déboussolé la gauche. La rencontre avec les préoccupations écologistes a été manquée, et on peut dire que désormais elle « subit ». Ceci dit, regarder en arrière n’est évidemment pas suffisant – c’est aussi ce que font les fascistes. Le passé, il s’agit plutôt de se le réapproprier, d’en faire une puissance de pensée, pas une référence nostalgique. La question serait alors : de quel passé s’agit-il d’hériter ?
À la fin de La sorcellerie capitaliste, nous évoquons les sorcières néopaïennes aux États-Unis. C’est un mouvement politique proche des anarchistes, qui rappelle que l’Europe est devenue moderne en éradiquant la culture paysanne, annonçant par là ce qu’elle ferait subir aux peuples et civilisations colonisés. Cette destruction au nom du progrès a commencé par se faire à l’intérieur de nos propres frontières. Les sorcières néopaïennes cherchent à ne pas oublier que le capitalisme n’est pas seulement exploitant mais aussi expropriant : il s’empare des pratiques et intelligences collectives en les redéfinissant sur des modes qui sont ceux de la destruction et de l’appropriation.
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La flexibilité est l’impératif catégorique, le progrès n’étant plus que sa résultante postulée. Le néo-management, l’économie de la connaissance, la compétitivité sont des mots d’ordre au nom desquels sont détruites les raisons qu’ont les gens d’être attachés à ce qu’ils font et à ce qu’ils peuvent faire ensemble. « La fête est finie », en quelque sorte. Dans les universités, on vit ça tous les jours : au nom de la compétitivité, la destruction des liens entre les gens est devenue la règle. Les anciens progressistes se retrouvent nus, incapables d’avancer un argument positif et consistant en faveur du progrès, ils sont réduits à répéter qu’on-ne-peut-pas régresser.
Pour aller plus loin, on pourrait citer un exemple : aujourd’hui, les bergers sont obligés d’identifier leurs brebis avec une puce électronique, lisible sans contact (RFID), c’est-à-dire qu’on a mis directement en interface la bête et le système informatique – qui est en fait un système de gestion industriel des flux de marchandises. Les bergers se retrouvent dépossédés du sens de leur métier et les animaux sont réduits à des carcasses vivantes. Bien sûr, ils ont pour vocation de produire de la viande, mais ils ne se résument pas qu’à ça : il y a une relation forte qui s’établit entre l’homme et la bête, un compagnonnage. Dans le cas de l’informatisation du traitement de ces brebis, ce n’est pas une logique libérale qui est à l’œuvre mais plutôt une logique néo-bureaucratique avec une nationalisation du cheptel par un État qui prend en main toutes les bêtes présentes sur le territoire. L’État gère le cheptel national pour la productivité nationale. On est dans un schéma qu’on pourrait presque qualifier de « néosoviétique3 ». En ce sens, le discours habituel sur l’antilibéralisme est peut-être un effet de capture et d’envoûtement : on n’est pas dans une société seulement libérale, mais dans une société bureaucratique où tout est standardisé, régulé par en haut, dans une sorte de néosoviétisme numérique. (...)
en fonction des époques et des enjeux, la distribution entre ce que l’État laisse faire au capitalisme et ce que le capitalisme fait faire à l’État s’est établie et a pu évoluer. On ne peut pas comprendre l’un sans référence à l’autre. Par exemple, le capitalisme fait endosser à l’État la tâche d’encourager la flexibilité du marché du travail ; mais quand l’État, comme c’est le cas aujourd’hui, fait de cette tâche une religion sous couvert de modernisation, la flexibilité devient sacro-sainte, un « tu dois ». De même pour la gestion des flux : les bergers « doivent » s’adapter, au même titre que les universitaires et les infirmières, même si cela détruit ce qui donnait sens à leur métier. Le capitalisme n’en demandait peut-être pas tant, mais l’État doit « croire » à sa mission. En retour, il laisse faire le capitalisme en espérant que, par magie, les problèmes se résolvent par la croissance et le progrès capitalistes. Nos gouvernants entretiennent donc un rapport quasi magique avec le capitalisme (...)
la notion de Reclaim, que j’ai choisi de traduire par « réappropriation », est une réponse collective mobilisée par les sorcières néopaïennes pour lutter contre l’expropriation capitaliste. Cette notion permet de sortir de la polarité traditionnelle qui a empoisonné la gauche, à savoir réformisme et révolution. Si l’on considère, à juste titre, que le capitalisme n’est pas réformable, il ne semble rester que la révolution, mais celle-ci a trop souvent été pensée comme la fin de l’exploitation capitaliste : il s’agissait pour celui qui était exploité de trouver par le mouvement révolutionnaire la puissance de récupérer ce qui lui avait été pris.
Avec le Reclaim, il s’agit aussi de récupérer ce qui a été détruit : en coupant les attaches qui relient les gens à une situation, l’expropriation a détruit leur capacité à poser collectivement leurs propres problèmes, ce qu’on peut appeler une intelligence collective. Reclaim, c’est récupérer, mais aussi guérir ou régénérer. Ce n’est pas seulement reprendre ce qui est à nous : l’expropriation est un processus beaucoup plus grave, car ce qui a été pris est une puissance de penser, d’agir et de coopérer dont la perte ne laisse pas indemne. (...)
Le détour que vous faites par les sorcières n’est-il pas un détour artificiel, presque un gadget ? On a parfois l’impression que vous y puisez des choses certes intéressantes, mais pas forcément indispensables pour poser et penser la question de la réappropriation…
Primo, ce Reclaim politique qui, je le rappelle, s’inscrit dans un mouvement politique existant depuis plus de trente ans aux États-Unis n’est pas n’importe quoi. Ce mouvement a réussi à tenir pendant les années Reagan, il est très impliqué dans l’activisme altermondialiste et Occupy Wall Street. Je pense que la manière dont il a réussi à résister et à apprendre à chaque moment clé de son histoire (ce que demande « le travail de la déesse », comme elles disent) marque l’importance de pratiques rituelles qui sont d’un grand pragmatisme. Il s’agit de cultiver les forces qui permettent de guérir dans un monde qui nous rend tous malades, et d’honorer ce qui nous aide à guérir, à retrouver les capacités d’une intelligence collective. Cela demande une culture pratique, expérimentale même, dont nous aurions tort de rire, car c’est précisément ce qui a manqué aux syndicats, mais aussi à la gauche marxiste.
Et secundo, épreuve et défi : prenez ça dans la gueule, petit français, petit homme ! Car c’est un défi féministe. (...)
La science a obtenu de l’État d’être subventionnée parce que ses œufs, transformés en or par le développement industriel, sont réputés bénéficier à toute l’humanité. Les scientifiques ont gagné la liberté de poser leurs propres questions, mais en admettant dans le même mouvement de se mobiliser sur ces seules questions. Ce que deviennent leurs œufs, d’une part cela ne les regarde pas, et d’autre part, c’est ce qui leur vaut la reconnaissance de l’humanité. Et on entend alors les chercheurs s’exclamer : « Telle question n’est pas scientifique, ça ne nous regarde pas, laissez-nous pondre ! Ne nous retardez pas quant à l’avancement de la connaissance qui est la seule clé du progrès de l’humanité. »
La mentalité « poule aux œufs d’or » implique donc que les communautés scientifiques entretiennent des rapports privilégiés avec ceux qui peuvent valoriser (transformer en or) leurs résultats. Pour le reste, elles se font gloire de fonctionner en vase clos (...)
Ce qu’auraient pu être les sciences dans une autre situation reste une inconnue historique. C’est même l’inconnue de l’avenir, s’il y a un avenir. Car nous aurons besoin de savoirs scientifiques, mais pas de ceux que privilégie la symbiose avec l’industrie.
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