
Le procès des anciens dirigeants de France Télécom touche à sa fin. Pour en rendre compte, Basta ! et « La petite boîte à outils » de l’Union syndicale Solidaires ont publié des récits d’audience écrits par des chercheurs, écrivains, syndicalistes et dessinateurs.
Le 3 juillet dernier, c’est Laurent Vogel qui était au tribunal. Juriste, chercheur dans le domaine des conditions de travail, de la santé et de la sécurité à l’Institut syndical européen, il a écouté la plaidoirie de l’avocate de la famille de Rémy Louvradoux, qui s’est immolé par le feu devant un site de France-Telecom à Bordeaux, le 26 avril 2011.
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Tantôt, des postes qui ne correspondent pratiquement à aucune activité réelle, d’autres où les tâches exigées sont démesurées par rapport aux possibilités et au soutien disponible. C’est l’application directe du plan NeXT décidé par la direction stratégique à Paris. Il faut « faire des moins », c’est-à-dire dénicher des activités à supprimer. Un ancien responsable de Rémy explique à l’inspection du travail : « le directeur de l’époque, Luc Barbaud, a décidé d’accélérer la chose, Rémy a été mis en mobilité avec une dead-line en juillet 2008. J’aurais pu l’occuper plus longtemps, prendre le temps de construire avec lui. On disait à l’époque : "Il ne faut pas les laisser dans le confort" (…) On disait c’est bien, il faut prendre le temps de trouver un autre parcours, mais en même temps, la consigne était "Il faut vite sortir Rémy des effectifs" ».
Cette mobilité qui n’a d’autre finalité que briser les personnes s’accompagne d’une violence à l’égard de leurs valeurs professionnelles, du sens de leur travail. (...)
L’immolation par le feu est une forme exceptionnelle de suicide. Par sa dimension sacrificielle, elle en souligne la portée en tant qu’acte de rébellion. S’immoler devant un site de France Telecom, ce n’est pas partir désespéré et muet sur la pointe des pieds, c’est nous laisser, laisser à l’ensemble de la société la responsabilité de comprendre, d’agir et de changer.
J’observe l’avocate de la famille, sa plaidoirie sobre, sans effet de manche. En face, le bloc compact des prévenus et de leurs avocats, très majoritairement masculin. Un bloc massif, tassé, qui a du mal à masquer son agacement. De ma place, je n’entends pas les propos qui s’échangent entre avocats et anciens dirigeants de l’entreprise. Je crois deviner une certaine lassitude. Comment des managers brillants dont le temps est si précieux peuvent-ils être contraints à écouter cela dans une salle d’audience d’un tribunal correctionnel ? Je peux me tromper mais je crois que toute leur expression gestuelle exprime une tristesse devant ce gâchis : plus de deux mois à ne pas pouvoir performer, à ne pas pouvoir se lancer à la conquête de nouveaux résultats. Deux mois à devoir entendre des récits poignants dont ils considèrent qu’ils n’expriment que des petits ratés, dus à une imperfection de caractère des suicidés ou à un zèle déplorable du management intermédiaire.
Interrogés sur le suicide de Rémy pendant l’enquêté pénale, les prévenus ont exprimé leur étonnement. Comment pouvait-on les mêler à cela ? (...)
C’est le résultat d’une bataille persévérante de syndicalistes de Sud-Solidaires qui ont permis que la justice se saisisse du dossier. Il a fallu dix ans et c’était loin d’être gagné à l’avance. L’état du droit en France ne permettait que le recours à une entrée étriquée : via le délit de harcèlement moral. Peu importe.
Le seul fait d’avoir organisé plus de deux mois d’audiences où l’on a pu reconstituer la dynamique qui a mené à ces suicides, et à de graves atteintes à des milliers d’autres personnes, est une victoire immense contre la banalisation des violences managériales, contre le vocabulaire mortifère qui infeste le langage des « ressources humaines », contre le choix délibéré d’imposer une politique de privatisation qui nie le sens du travail d’un personnel qui avait choisi de travailler dans un service public destiné à mettre les communications postales et téléphoniques à la portée de toute la population. Ce procès brise le cours ordinaire du temps, qui condamne à l’oubli les perdants. Il leur rend la parole et nous intime de la poursuivre, pour un demain incertain mais sûrement différent de ce qu’il aurait été sans cette rupture.