
Les Suisses ont refusé, lors d’une votation du 18 mai 2014, l’instauration d’un salaire minimum dans leur pays. Mais le débat sur la condition au travail est lancé et ne retombera pas
(...) Où en sont aujourd’hui les controverses sur le revenu d’existence, le revenu de base inconditionnel ou l’allocation universelle ? Dans les années 1990, lorsque cette discussion a rejailli, elle était confinée au cercle des théoriciens.[2] Elle s’est élargie et est actuellement portée par une part des acteurs des mouvements sociaux. Si l’on admet le point normatif selon lequel nul ne doit être exclu de la société et doit avoir des moyens décents d’y vivre, plusieurs sujets restent en discussion, notamment la place du travail dans la société, le problème de la validation des activités et le statut de la monnaie qui est distribuée. (...)
La place du travail dans la société
Depuis des siècles, les philosophes ne s’accordent pas sur la nature du travail. Le travail est-il aliénant et hétéronome par définition ou bien moyen de reconnaissance et d’intégration sociale ? Entre Arendt et Hegel, le dilemme semble insurmontable. Et si, pour dépasser ce dilemme, le travail était fondamentalement ambivalent ? C’était sans doute ainsi que le voyait Marx. Et cette discussion traverse la question du revenu d’existence, parce que la plupart de ses théoriciens penchent plutôt vers la position déniant au travail son caractère, au moins partiel, de facteur d’intégration sociale. D’où leur refus, pendant longtemps, de voir le plein emploi comme un objectif demeurant souhaitable, que leur opposaient les partisans de la réduction du temps de travail, dont j’étais.[3] Aujourd’hui, la RTT est désormais acceptée dans les écrits de la plupart des partisans du revenu inconditionnel ou de ceux de la décroissance, mais le problème de la nature du travail reste en filigrane, car, sous couvert du refus de la « centralité du travail » ou du refus du « culte du travail », il s’agit de remettre en cause l’ambivalence du travail, c’est-à-dire en réalité de remettre en cause sa facette « de reconnaissance et d’intégrations sociales ». (...)
Une fois le revenu de base inconditionnel versé à tous, chacun ferait « son choix librement » d’offrir ou non sa force de travail sur un marché enfin totalement dérégulé et libre. La société ayant accompli son devoir, les problèmes sociaux ne seraient plus sociaux puisqu’ils seraient renvoyés à la sphère privée. La rupture avec le rapport salarial ne serait ici qu’un leurre et décrédibiliserait complètement le discours anticapitaliste tenu par les théoriciens du revenu de base inconditionnel. De plus, la proposition de financer ce revenu par la suppression de toutes les prestations sociales actuelles (plusieurs centaines de milliards d’euros en France : RSA, retraite, chômage, famille et pourquoi pas maladie…) annihilerait toute la redistribution que procurent ces prestations, qui sont celles justement qui sont le plus redistributives. Le revenu d’existence serait-il donc financé par les plus pauvres ?
Enfin, l’autre danger d’une priorité absolue donnée à l’allocation universelle et d’un abandon de l’objectif de plein emploi (donc sans chômage) serait de mettre une croix sur l’insertion globale de tous les individus à tous les compartiments de la vie sociale ; le risque inverse serait de ne pas tenir compte des situations d’urgence provoquées par le chômage et l’exclusion. Dans ces conditions, pourraient être décidés un relèvement immédiat et important des « minima sociaux » et un élargissement d’un revenu social garanti aux catégories qui sont aujourd’hui exclues soit du RSA, soit d’allocation chômage. Le versement de ce revenu garanti par la société serait permanent tant qu’elle n’a pas réussi à éradiquer le chômage. L’instauration d’un revenu inconditionnel facilite-t-elle la fixation par la société d’un revenu minimum et d’un revenu maximum acceptables si, au-delà de ce revenu inconditionnel versé à tous, certains pourraient le « compléter » par d’autres revenus sans limite ?
Au travers de la question du revenu d’existence, on retrouve toutes les questions autour de la protection sociale (...)