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Le sens du combat de Fariba Adelkhah, prisonnière scientifique en Iran
Article mis en ligne le 19 mai 2020

Arrêtée le 5 juin 2019 à Téhéran, l’anthropologue Fariba Adelkhah vient d’être condamnée à six ans de prison par un tribunal révolutionnaire. Son combat est – devrait être – le nôtre.

Fariba Adelkhah, anthropologue, directrice de recherche au CERI-SciencesPo, a été arrêtée le 5 juin à Téhéran, en même temps que Roland Marchal, sociologue, chercheur du CNRS affecté lui aussi au CERI, qui venait lui rendre visite à l’occasion des fêtes de l’Aïd et qu’elle attendait à l’aéroport.

Tous deux ont été détenus par les Gardiens de la Révolution sous des chefs d’accusation grotesques, prenant prétexte des sempiternels impératifs de la sécurité nationale, mot-valise dans lequel sont enfermés un nombre croissant de personnes innocentes de par le monde. (...)

Il nous est immédiatement apparu que ni Fariba Adelkhah ni Roland Marchal n’étaient à proprement parler des prisonniers politiques puisqu’ils n’avaient jamais eu d’activités politiques en Iran ou à propos de l’Iran. Ils étaient des prisonniers scientifiques, incarcérés en tant que chercheurs sur la base de leurs seules activités scientifiques, comme l’a ensuite confirmé la teneur des interrogatoires auxquels a été soumis Roland Marchal. Ceux-ci portaient sur ses écrits, ses colloques, ses contacts professionnels, à défaut de toute activité politique – et pour cause !

Les efforts de la diplomatie française ont permis, le 20 mars, l’échange de Roland Marchal avec un ingénieur iranien arrêté en France sur la base d’un mandat international émis par les Etats-Unis, et dont les déclarations, à son retour à Téhéran, ont confirmé qu’il travaillait bien avec et pour les Gardiens de la Révolution. Ce travail diplomatique se poursuit pour obtenir la libération de Fariba Adelkhah qui possède la double nationalité, française et iranienne – bi-nationalité que ne reconnaît pas la législation iranienne –, mais dont les autorités françaises, à commencer par le président de la République, ont toujours rappelé qu’elle était une concitoyenne à part entière. (...)

Le 24 décembre, Fariba Adelkhah est entrée en grève de la faim avec une universitaire australo-britannique Kylie Moore-Gilbert, détenue depuis 2018, pour exiger leur libération et le respect de la liberté scientifique en Iran et dans l’ensemble du Moyen-Orient. Nous n’avons plus de nouvelles de Kylie Moore-Gilbert dont le Centre des droits de l’Homme en Iran assure qu’elle a tenté de se donner la mort – mais ce que sa famille dément, en affirmant qu’elle est en bonne santé.

Au quarante-neuvième jour, le 12 février, Fariba Adelkhah a interrompu sa grève de la faim à la demande insistante de sa famille et de son comité de soutien. Mais son objectif est resté inchangé : « Sauver les chercheurs, sauver la recherche, pour sauver l’histoire ». (...)

Son combat est scientifique car – elle l’affirme haut et fort – elle n’est rien d’autre qu’une anthropologue, récuse la criminalisation des sciences sociales à laquelle se livre la République islamique, avec beaucoup d’autres régimes, et entend voir rétablir l’innocence et l’honneur de son métier de chercheuse. C’est la raison pour laquelle elle repousse les propositions qui lui seraient faites d’obtenir sa libération conditionnelle en renonçant à la reprise de ses travaux, voire au prix de son expulsion vers la France, privée de son passeport iranien et de sa documentation, comme elle peut le craindre au vu des circonstances de l’échange de Roland Marchal. Française, Fariba Adelkhah l’est sans conteste, mais aussi Iranienne, avec la ferme volonté de continuer à aller et venir dans son pays natal, et entre celui-ci et son autre pays, pour poursuivre ses recherches.

Son argumentation est imparable : y renoncer reviendrait à renoncer à la reconnaissance de son innocence et à celle de son métier, à jeter au panier le travail accompli ces trente dernières années, à gaspiller le financement que SciencesPo a accordé à son étude du clergé chiite en Afghanistan, en Iran et en Irak – cette dernière préoccupation n’étant pas la moindre dans son esprit.

Aujourd’hui Fariba Adelkhah reste incarcérée dans le quartier des femmes de la prison d’Evin, affaiblie par sa longue grève de la faim mais parvenant à surmonter les problèmes de santé qui en résultent, menacée par le Covid-19 même si les autorités pénitentiaires s’efforcent d’en protéger leurs prisonnières. Elle écrit et traduit de la poésie, perfectionne son arabe, attend les CD du professeur de droit islamique dont elle suivait l’enseignement à Qom pour reprendre ses études, gère le fonds de la bibliothèque de la prison. Elle n’a rien perdu de sa combativité et de son indépendance d’esprit (...)

Fariba Adelkhah incarne avec dignité, courage et humour la liberté de la science qui concerne chacun d’entre nous, ainsi que viennent nous le rappeler la pandémie du Covid-19, avec toutes les interrogations qu’elle suscite sur l’accès au terrain dans les années à venir et sur l’indépendance de la recherche par rapport à l’industrie pharmaceutique et au pouvoir politique, mais aussi la crise que traversent l’Université, le CNRS et l’hôpital public du fait du tarissement de leur financement et du new public management néolibéral. (...)

La triste réalité est qu’une part non négligeable des universitaires français sont opposés à la suspension de la coopération scientifique institutionnelle avec l’Iran que réclame le comité de soutien à Fariba Adelkhah et Roland Marchal depuis que leur arrestation a été rendue publique. Comme le sont également la ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, Frédérique Vidal, et le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian.

Si la diplomatie a ses raisons que nous pouvons admettre, compte tenu de son engagement sans faille pour obtenir la libération de nos collègues, il n’en va pas de même pour ce qui est de « notre » ministre, les guillemets s’imposant en raison de son absence complète d’empathie à l’égard de ses deux agents injustement embastillés. Quant au Conseil scientifique du CNRS, je lui adresse les salutations qui lui sont dues.

En effet le refus de renoncer à la coopération scientifique institutionnelle avec l’Iran n’a d’autre raison que de préserver l’avenir et ses parts de marché (...)

Les arguments opposés à la demande de suspension de la coopération institutionnelle scientifique ne tiennent pas la route. Aujourd’hui il est de facto impossible de se rendre en Iran, la coopération internationale n’a jamais protégé nos collègues iraniens de la répression du régime, et la demande du comité de soutien – qui n’a jamais parlé de boycott, contrairement à ce que certains veulent lui faire dire pour mieux contester sa position – ne concerne ni l’accueil des étudiants iraniens ni le maintien des relations personnelles avec nos collègues iraniens. Encore faut-il savoir que le seul fait d’en avoir met en danger les chercheurs étrangers. (...)

Le mot même de coopération suppose un minimum de partenariat, de réciprocité et de confiance entre les parties. La suspension de la coopération scientifique institutionnelle serait une simple mesure de bon sens et de décence qui aurait en outre ses avantages politiques en infligeant à l’Iran un coût réel – celui-ci a besoin scientifiquement et diplomatiquement de la coopération universitaire – et en donnant des moyens de pression à la diplomatie iranienne, plutôt embarrassée par cette affaire, contre les Gardiens de la Révolution, ce « pouvoir à l’envers » comme les qualifie Fariba Adelkhah. Mais le bon sens et la décence ne sont apparemment pas la chose la mieux partagée au CNRS et au ministère de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.

Jusqu’à aujourd’hui nous avons été plus de 13 000 à e-manifester pour la liberté de Fariba Adelkhah et de la recherche en cliquant sur https://www.youtube.com/watch?v=1yBk5aG0KWg&feature=youtu.be (...)