
« Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe ? » En 1980, c’est la question que posait Michel Foucault. En 2015, après le « mariage pour tous », l’État a-t-il encore besoin d’un vrai sexe ? C’est la question que soulève une décision du Tribunal de Grande instance de Tours reconnaissant aux intersexes le droit d’être, pour l’état civil, de sexe « neutre ».
« Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe ? » En 1980, c’est la question que posait Michel Foucault en ouverture de l’édition américaine d’Herculine Barbin, récit autobiographique d’un (ou d’une ?) « pseudo-hermaphrodite » au dix-neuvième siècle, que l’on appellerait aujourd’hui intersexe. Alors que le « mariage pour tous » ouvre la possibilité d’épouser une personne du même sexe, et donc indépendamment de son état civil, l’État a-t-il encore besoin d’un vrai sexe ? En 2015, c’est la question que soulève le Tribunal de Grande instance de Tours : le juge a ainsi affirmé le 20 août le droit, pour une personne intersexe, d’être définitivement de sexe « neutre » – ni l’un, ni l’autre.
Il est vrai que la décision n’est pas exécutoire : en effet, le ministère public a interjeté appel. Manifestement, l’État refuse d’entendre la question qui lui est posée. Mais à l’initiative des avocats du demandeur, la décision est médiatisée le 14 octobre, d’abord dans 20 minutes. On est à trois jours de l’Existrans, la « marche des trans et des intersexes », qui a pour slogan : « Le monde avance, la France recule ». Reste que vient d’être déposée, le 29 septembre à l’Assemblée nationale, une proposition de loi visant à faciliter (en le dé-médicalisant) le changement d’état civil des personnes trans. Dès lors, pourquoi pas, suggèrent les avocats du requérant de Tours, « un amendement autorisant les personnes intersexuées à bénéficier d’une mention spécifique, autre que “masculin” ou “féminin” » ?
Par sa décision, le tribunal accède à la requête d’un demandeur désigné homme à la naissance, dont « les organes génitaux ne correspondent pas à la norme habituelle de l’anatomie masculine ou féminine », et qui (au contraire de beaucoup d’intersexes) a eu la chance de ne pas subir d’opérations chirurgicales. Aussi cette personne de 64 ans déclare-t-elle dans un entretien : « je suis pour ainsi dire la preuve indubitable que l’on peut vivre avec deux sexes. » Pour le juge, il s’agit « de prendre acte de l’impossibilité de rattacher l’intéressé à tel ou tel sexe » (même si le neutre se confond ici, dans la langue, avec le masculin). Comme le déclare à Yagg Vincent Guillot, membre fondateur de l’Organisation Internationale Intersexe (OII), voilà qui permet d’en finir avec le « prétexte avancé par les médecins pour justifier les mutilations chirurgicales ». Si le droit n’exige plus d’appartenir à un sexe, et un seul, alors, pourquoi la médecine continuerait-elle d’imposer cette loi binaire ?
C’est la première fois en France, et même en Europe, que la justice crée une telle option. (...)
Ce n’est donc pas la biologie qui fait le sexe ; c’est le droit. Sans doute dira-t-on qu’il en a toujours été ainsi ; du moins ne peut-on plus l’ignorer dès lors que l’on renonce à invoquer l’autorité ultime de la biologie. Or c’est précisément le sens de deux décisions du 11 juillet 2002 où la Cour Européenne des Droits de l’Homme s’appuie à l’inverse sur l’intersexualité pour repenser la transsexualité. Depuis lors, « le sexe ne peut plus être déterminé selon des critères purement biologiques » ; mais si « la Cour porte une atteinte sérieuse au modèle à deux sexes », comme le montre le juriste Philippe Reigné, « il ne semble pas que toutes les conséquences juridiques en aient été tirées. » C’est peut-être ce que vient enfin de faire le tribunal de Tours.
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Le tribunal ne se contente pas de corriger une erreur. Car il ne change pas le sexe ; il le neutralise. Il est donc bien vrai qu’il n’institue pas un troisième sexe ; il ne fait qu’admettre que la loi rigide du sexe binaire souffre des exceptions. Mais ce faisant, il en bouleverse la représentation « ancestrale » : au lieu que le sexe apparaisse comme la réalité même, il se révèle une simple manière de les organiser. La catégorie n’est plus une vérité absolue ; c’est un outil commode. Le sexe n’est pas la nature des choses ; c’est une convention descriptive, qui, sans être dépourvue de mérite descriptif, n’a pas vocation à fonctionner comme un principe transcendant.
l’État ne doit pas imposer sa loi au détriment de l’intimité des personnes. Tel est bien le sens, comme le rappelle le jugement, de « l’article 8 alinéa 1er de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, qui prime sur toute autre disposition du droit interne, et qui prévoit que “toute personne a droit au respect de sa vie privée”. » Or c’est « une notion large », selon un arrêt récent de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, le 10 mars 2015, que cite le juge : « des éléments tels que par exemple l’identité sexuelle » relèvent bien de la vie privée. Mais cette privatisation du sexe ne se réduit nullement au droit de protéger son intimité en cachant sa « condition » ; elle consiste à reconnaître à la personne le droit de s’identifier, y compris publiquement, sans être assignée par l’état civil, contre son gré, à un sexe. Bref, l’État se résout à être sexuellement neutre.
Mais il y a plus. Une phrase du jugement nous invite à le méditer : « le sexe qui a été assigné [à cette personne] à sa naissance apparaît comme une pure fiction ». Il ne s’agit plus seulement d’erreur ; car en fait, il n’y a plus de « vérité » ultime – de « vrai sexe », fondé en nature, transcendant les définitions sociales et juridiques. Le problème ici n’est donc pas la fiction en tant que telle. En effet, la phrase continue ainsi : cette identité « lui aura été imposée pendant toute son existence sans que jamais il ait pu exprimer son sentiment profond ». C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que la fiction est erronée.
En revanche, la fiction proposée par ce jugement est juste, pourrait-on dire, au sens où elle rend justice à « l’intéressé » ; elle n’en est pas moins fictive. Le sexe est une fiction, non qu’il n’existerait pas (il serait absurde de jouer à se donner le vertige), mais plutôt au sens où il résulte d’une construction sociale : il n’est pas donné ; il est institué. (...)
lire : Ni homme, ni femme, de sexe neutre (La voix du Nord 4 mai 2017) Gaëtan (*) est né il y a 65 ans, avec à la fois des attributs féminins et masculins. Il n’a ni ovaires ni testicules, ne produit pas d’hormone sexuelle mais possède un vagin rudimentaire et un micro-pénis. Deux cents enfants naissent ainsi, ni fille ni garçon, chaque année en France. (...)
« Pour que son état civil reflète qui il est vraiment », une personne intersexuée, Gaëtan a demandé à pouvoir mentionner « sexe neutre » sur son état civil. En août 2015, le tribunal de grande instance de Tours, sa ville natale, lui donne raison, une première en France. Mais le parquet fait appel, estimant que la décision de reconnaître un « sexe neutre » relève du législateur et non de la justice.
Débouté en deuxième instance, en mars 2016, Gaëtan se pourvoit en cassation.
La Cour de cassation refuse la mention « sexe neutre » pour un intersexe
Il demandait simplement à être débarrassé de son « sexe de fiction ». Il a perdu. Gaëtan Schmitt (un pseudonyme pour respecter son anonymat), 66 ans, né ni homme ni femme, n’a pas obtenu ce jeudi de la plus haute juridiction française, la Cour de cassation, d’être reconnu de « sexe neutre » à l’Etat civil. Le revoilà ficelé dans la catégorie « sexe masculin » que ses parents lui ont assigné à sa naissance, sans pour autant l’avoir fait opérer, « couper en deux » comme il dit, pour en faire un « vrai » homme ou une « vraie » femme. (...)
Le voilà, lui l’intersexe, à nouveau KO, après une défaite en trois rounds. Août 2015 : victoire au tribunal de grande instance de Tours, qui admet qu’il est impossible de se dire homme ou femme quand la nature vous a doté d’un corps avec un micropénis, un vagin rudimentaire, qui ne fabrique aucune hormone sexuelle. Ni testostérone ni progestérone. Gaëtan Schmitt obtient alors l’espace de quelques mois d’être enfin reconnu de « sexe neutre ». Le soupir d’aise de celui qui pendant des années s’est senti « être sur le fil du rasoir » n’est que de courte durée. Mars 2016 : la Cour d’appel de Tours, rétropédale. Gaëtan est marié, il a un fils (adopté), c’est donc un homme, simplifie le tribunal laissant Gaëtan Schmitt effondré : « Je l’ai mal vécu. J’ai été malade. Problèmes aux bronches. Pied cassé. Le juge n’a pas voulu voir la réalité. » Dernier round ce jeudi. Celui qui nous confiait avoir « très envie de gagner pour lui et tous les autres intersexes » avant l’audience à la Cour de cassation, mardi 21 mars, repart à la case de départ : en désaccord avec son corps.
« Des répercussions profondes sur le droit français »
Pour motiver le rejet du pourvoi de Gaëtan, la Cour de cassation estime que « la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime en ce qu’elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur ; que la reconnaissance par le juge d’un "sexe neutre" aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination. » Elle insiste : « La cour d’appel qui a constaté que G... avait, aux yeux des tiers, l’apparence et le comportement social d’une personne de sexe masculin, conformément à l’indication portée dans son acte de naissance, a pu en déduire, sans être tenue de le suivre dans le détail de son argumentation, que l’atteinte au droit au respect de sa vie privéé n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi. »
Pourquoi les hauts magistrats ont refusé au sexagénaire « de pouvoir simplement, comme tout le monde, avoir un état civil qui reflère ce qu’il est », comme l’avait plaidé son avocat Me Bertrand Périer ? Pourquoi n’ont-ils pas voulu « mettre fin à la souffrance quotidienne » d’une personne qui affirme que, « sans l’aide de la méditation transcendentale », elle serait « morte » ? S’il a défendu Gaëtan Schmitt, et à travers lui les quelque 200 enfants qui chaque année viennent au monde « intersexes », Me Périer savait que la partie ne serait pas simple. Et ce, même si quelques jours avant l’audience, le président avait dénoncé le sort trop souvent réservé aux intersexes, qui subissent des « mutilations » pour être assignés de force dans la case « masculin » ou « féminin ».
Le recours européen
Des mutilations physiques accompagnées de mutilations juridiques ? C’est bien ce que pensent ceux qui défendent le droit des intersexes à exister sans sexe factice. (...)
La bataille de Gaëtan Schmitt est-elle désespérement terminée ? Le sexagénaire va désormais s’en remettre à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), souvent plus pionnière que les juridictions nationales. Si elle n’a encore jamais été saisie du cas d’une personne intersexe, elle cependant déjà rendu des décisions qui sont autant d’avancées vers un sexe neutre. Elle a ainsi (via une décision rendue en 1992) fait plier la France sur les transexuels. Et ce, en affirmant à plusieurs reprises que le sexe psychologique est prépondérant pour ces derniers.