
La Quadrature du Net est contre la reconnaissance faciale, d’accord : mais pourquoi ? Dès qu’on aborde le sujet en public, on voit se dessiner deux attitudes opposées. D’un côté, le solide bon sens qui ne voit pas pourquoi on se priverait de la possibilité d’identifier efficacement les criminels dans une foule, et pour qui tous les moyens sont bons, puisque la fin est juste. De l’autre côté, la peur réflexe devant cette technique de surveillance – souvent plus vive que devant d’autres techniques de surveillance pourtant très répandues – parce qu’elle est exploitée au cinéma comme outil d’un pouvoir policier totalitaire. C’est entre ces deux pôles, fantasme contre fantasme, qu’on peut essayer de comprendre les enjeux de la reconnaissance faciale.
Reconnaissance facile
Un terroriste est en fuite dans les rues d’une grande ville : il suffit d’analyser en direct les images des caméras de surveillance de la ville pour le situer en quelques minutes. Un enfant s’est perdu ? Vite, les caméras de tous les lieux publics sont interrogées, et l’enfant est retrouvé en moins d’une demi-heure.
Les personnes chargées de vendre des systèmes de reconnaissance faciale ne manquent pas d’imagination pour convaincre le grand public de l’efficacité de leurs produits. Le contexte sécuritaire, accentué par les attaques terroristes de 2015, entretenu par le personnel politique et amplifié par les médias de masse, leur ouvre un boulevard idéologique et des lignes de crédit généreuses. (...)
Comment ça marche ?
Il existe plusieurs types de reconnaissance faciale. Leur point commun, c’est un logiciel capable de repérer dans une image (photo ou vidéo) des structures de visage et de les comparer point à point avec d’autres images. Il faut ensuite distinguer deux formes de « reconnaissance ».
Si on compare les images avec d’autres images de la même source – les différents angles de vue dans une galerie commerciale, par exemple – alors on veut « identifier » quelqu’un : c’est-à-dire isoler une personne (« identique » à elle-même !) parmi d’autres et la suivre ainsi dans ses déplacements, soit parce qu’on estime qu’elle a un comportement suspect, soit pour renseigner la galerie commerciale sur le parcours de ses clients.
Quand on reconnaît les visages dans une foule pour les comparer à un jeu de visages de personnes recherchées, il s’agit aussi de les « identifier ».
En revanche, on, parle d’« authentification » quand on compare le visage d’une personne à un visage de référence. L’authentification est couramment utilisée comme système de déverrouillage : le visage saisi par la caméra doit correspondre à l’image enregistrée dans un badge (c’est le cas du système prévu pour les lycées de PACA) ou dans une base de donnés de personnes autorisées (par exemple à l’entrée d’une entreprise qui veut restreindre l’accès à ses locaux). C’est un procédé testé aussi pour le retrait d’argent à un distributeur, en renfort du PIN.
L’identification est utilisée par la police pour reconnaître des personnes recherchées. On peut en voir un exemple concret et efficace sur le site d’Interpol.
Des exemples comme celui-ci alimentent le fantasme qui sous-tend la reconnaissance faciale : si on peut scanner tous les passants et identifier ceux qui sont suspects, alors la criminalité reculera et la sécurité augmentera.
Méconnaissance faciale
Mais le moindre défaut de la reconnaissance faciale, c’est qu’elle ne marche pas très bien. On le sait parce que de nombreuses expériences sont conduites dans le monde, et que les résultats publiés sont assez étonnants, en comparaison des espoirs démesurés que suscite la technique. (...)
le taux de reconnaissance est très bas, et que les « faux positifs », c’est-à-dire les identifications erronées, sont nombreuses. Certaines ont même entraîné des interventions infondées de la police.
La sécurité des forts
L’échec des identifications n’est pas imputable seulement à un défaut de la technique : le germe de l’échec est dans les hommes qui programment la reconnaissance faciale. Le logiciel qui analyse les visages et les compare à d’autres visages est dans la plupart des cas conçu par des hommes blancs. Surprise : la reconnaissance faciale des femmes et des personnes non-blanches atteint un taux d’échec et de faux positifs supérieur à la moyenne.
Que ses concepteurs le veuillent ou non, ce qu’on appelle « les biais de l’algorithme », ses effets indésirables, sont en réalité les biais cognitifs de ceux qui le conçoivent : le racisme et le sexisme de l’algorithme dérivent du racisme et du sexisme institués par la société, et consciemment ou inconsciemment reproduits par les concepteurs des ces outils.
Cet article donne plusieurs exemples des effets de ce biais.
Dans le cadre d’un usage policier de la reconnaissance faciale, les personnes les plus faibles socialement seront ainsi plus souvent victimes d’erreurs policières que les autres.
Société de contrôle
Les philosophes Michel Foucault et Gilles Deleuze ont défini de façon très précise plusieurs types de coercitions exercées par les sociétés sur leurs membres : ils distinguent en particulier la « société disciplinaire » (telles que la société en trois ordres d’Ancien Régime ou la caserne-hôpital-usine du XIXe siècle) de la « société de contrôle » qui est la nôtre aujourd’hui.
Dans une « société de contrôle », les mécanismes de coercition ne sont pas mis en œuvre par des autorités constituées qui les appliquent au corps social par contact local (autorité familiale, pression hiérarchique dans l’usine, surveillant de prison, etc.), mais sont incorporées par chacun (métaphoriquement et littéralement, jusqu’à l’intérieur du corps et de l’esprit), qui se surveille lui-même et se soumet à la surveillance opérée par d’autres points distants du corps social, grâce à une circulation rapide et fluide de l’information d’un bord à l’autre de la société. (...)
Qui peut souhaiter d’être soumis à un contrôle dont les critères lui échappent ? C’est pourtant ce que nous acceptons, en laissant s’installer partout la vidéosurveillance et la reconnaissance faciale. (...)
En temps normal, la police judiciaire doit rassembler par l’enquête des preuves à charges pour inculper quelqu’un. C’est à l’accusation de faire la preuve de la culpabilité du suspect. Ce travail est collectif, encadré par une procédure et un tribunal.
En revanche, sous l’œil de la caméra et face aux algorithmes de reconnaissance faciale, c’est à chacun que revient, à tout instant et en tout lieu, la charge de prouver son innocence. Comment ? En offrant son visage à l’identification et en adoptant un comportement qui ne déclenchera aucune alarme au fond d’un ordinateur de la police.
La loi de l’œil
A contrario, on peut penser qu’il s’agit, sous nos yeux, d’un choix de société délibéré. En l’absence de cadre juridique clair, les dispositifs de reconnaissance faciale s’installent dans la hâte, avec un effet immédiat : chacun intériorise la contrainte de la surveillance et adapte insensiblement son comportement à ce regard abstrait. Il est psychologiquement naturel et moins coûteux de s’y plier, même avec une ironie protectrice, plutôt que de remettre en cause les décisions arbitraires qui sont imposées sans discussion. (...)
savoir qu’on est surveillé modifie l’attitude. La surveillance n’a pas besoin de punir chaque individu pour s’exercer sur tous.
Refuser la reconnaissance faciale est une première nécessité, l’encadrer par la loi écrite aussi. (L’encadrement juridique de la reconnaissance faciale fera l’objet d’un article à part.)
Éducation au contrôle
Pourquoi vouloir installer un dispositif de reconnaissance faciale à l’entrée d’un lycée ? C’est en cours à Marseille et à Nice, un projet encore porté par monsieur Estrosi, et combattu par La Quadrature du Net. Quel intérêt, alors que des surveillants à l’entrée de l’établissement pourraient tout aussi bien reconnaître les élèves autorisé·es, repérer les intrus, et affronter les problèmes éventuels avec humanité ? La réponse est triste : parce que la machine est censée être moins chère. (...)
L’installation de caméras est le signe assez sûr d’une politique qui a baissé les bras. La reconnaissance faciale pousse seulement le curseur plus loin dans la prise en charge des relations humaines par des arbres de décisions préprogrammés. On renonce ostensiblement à l’ambition de construire une société.
Bénéfices et usage commerciaux
Les bénéfices attendus de la reconnaissance faciale sont en grande partie des mesures d’économie : moins de personnel pour surveiller de plus grandes surfaces urbaines, et un meilleur ajustement des moyens d’interventions. (...)
Malheureusement, le raisonnement est faussé : les dispositifs techniques de vidéosurveillance exigent un entretien très coûteux. Les communes ne feront aucune économie, et financent les caméras avec des sommes qui manquent cruellement sur d’autres lignes de leur budget. Mais entre temps, elles auront supprimé un certain nombre de salarié·es.
Mais il ne faut pas perdre de vue que la reconnaissance faciale est également un « marché » aux possibles bénéfices importants. (...)
Derrière l’engouement pour la vidéosurveillance et la reconnaissance faciale, on voit une convergence d’intérêts entre un agenda politique qui joue volontiers sur la corde de la sécurité publique, et des entreprises qui cherchent les racines de l’immense marché municipal qui s’ouvrent à elles, en France d’abord, et dans le monde ensuite.
Mais le profit à tirer de la reconnaissance faciale ne s’arrête pas là. On voit la technique s’installer aussi dans des centres commerciaux. (...)
Est-ce vraiment le monde que nous voulons ? Cette société sans contact, cette société qui a peur de la parole et de l’engagement physique des uns avec les autres est une société déprimée, qui ne s’aime pas. Il est permis d’en vouloir une autre. Elle commence par interdire la reconnaissance faciale.