
Essentielle à la survie de millions de personnes à travers le monde — réfugiées, déplacées, affamées, malades, etc. —, l’action humanitaire brasse des milliards de dollars chaque année. Face aux États, aux associations, aux particuliers, elle constitue souvent un véritable pouvoir capable d’imposer ses choix et ses normes. Les victimes n’y trouvent pas toujours leur compte.
Mais l’écart tient également aux dysfonctionnements propres à l’aide internationale, qui l’empêchent d’atteindre ses objectifs : manque de coordination, méconnaissance des terrains d’intervention, contournement des acteurs locaux. Ces anomalies, bien que connues et identifiées depuis longtemps (2), se répètent de façon systémique, opération après opération. (...)
en 2017, les deux tiers des financements humanitaires mondiaux ont été attribués à seulement douze ONGI (notamment Save the Children, l’International Rescue Committee, Médecins sans frontières, Oxfam, World Vision) et institutions onusiennes (3), c’est-à-dire vingt-deux fois plus qu’aux opérateurs nationaux et locaux (4). Certains organismes internationaux captent donc la manne qui se concentre au Nord, les États-Unis, l’Union européenne et quelques États du Vieux Continent étant, et de loin, les principaux donateurs. Depuis quelques années, cependant, la Turquie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont devenus des contributeurs importants, rejoignant la liste des vingt premiers pays pourvoyeurs. Cela tient à une stratégie de repositionnement de ces pays sur la scène régionale et internationale, dans un contexte marqué par la guerre en Syrie et au Yémen.
Le mythe de la victime impuissante
L’humanitaire se construit à partir du « haut », de ses bailleurs et de ses donateurs, auxquels il faut rendre des comptes et qui décident, en pratique, des priorités et des lieux d’intervention (5). Le déroulement même de l’intervention, dominé par l’urgence, l’usage de l’anglais, la convergence des profils sociologiques et des codes culturels de son personnel « sans frontières », renforce cette dynamique, qui s’épanouit aux dépens des acteurs locaux et, à travers eux, des victimes. (...)
Les capacités locales, jugées insuffisantes au regard des exigences comptables et bureaucratiques imposées par les institutions du Nord, sont dépréciées, sinon méprisées (6). Elles ne bénéficient que d’à peine 3 % de l’aide directe.
Prenant conscience de cette asymétrie, les principaux bailleurs et organisations, réunis à Istanbul pour le premier Sommet international de l’humanitaire, les 23 et 24 mai 2016, se sont engagés à réserver un quart des financements aux structures locales et nationales, auxquelles les subsides seraient versés « aussi directement que possible » (principe de « localisation »), à l’horizon 2020. (...)
l’impensé de l’action humanitaire : la figure de la victime. Celle-ci est perçue, contre toute évidence, comme impuissante et passive, alors même que c’est elle qui, dans les premières vingt-quatre heures, sauve le plus de vies autour d’elle, avant l’arrivée des organismes étrangers (et des médias). (...)
Si, quinze ans plus tard, le mythe persiste, c’est qu’il est au cœur de la représentation dominante que le secteur se fait de lui-même, et qu’il le sert.
Les images de chaos, de victimes apathiques et d’États du Sud incapables, corrompus ou totalitaires (ou les trois à la fois) consacrent en effet la nécessité d’agir de l’étranger. Le désenchantement politique et la certitude d’appartenir au camp du bien viennent en confirmer la légitimité — et tiennent lieu d’analyse. Loin d’être muettes, les victimes sont bien souvent réduites au silence par leurs propres États, par la prétention du secteur à s’autoréguler et par la multiplication des rapports internationaux. L’histoire officielle de l’humanitaire se résume à une innocence sans cesse dévoyée, mais toujours réhabilitée au nom de la pureté de ses intentions, et en premier lieu de la nécessaire sauvegarde de son indépendance. Ce récit occulte d’autres relations de pouvoir à l’œuvre dans les opérations de secours. (...)
plus une catastrophe est médiatisée, plus elle attire d’organisations, et plus celles-ci se jettent dans une course à la visibilité qui hypothèque tout effort de coordination. (...)
Avec un accès privilégié aux subsides, aux médias et aux décideurs, les humanitaires exercent un pouvoir qui pèse d’autant plus qu’il n’est pas reconnu (12). Or la localisation de l’aide, adoptée au sommet d’Istanbul, ne saurait être efficace si elle est « séparée des questions d’injustice, d’inégalité, d’asymétrie de pouvoir », explique Mme Regina Salvador-Antequisa, directrice d’Ecosystems Work for Essential Benefits, Inc. (Ecoweb), une organisation non gouvernementale philippine (13).
L’argent et le temps investis dans la construction d’infrastructures, la protection civile, les services publics et l’anticipation des catastrophes se révèlent plus efficaces que les réponses à celles-ci, aussi rapides soient-elles. (...)
Plus stimulante encore, l’auto-organisation des « bénéficiaires ». « Si nous voulons résoudre nos problèmes, a déclaré M. Mohib Ullah, animateur d’une grève des associations locales dans les camps de réfugiés rohingyas au Bangladesh en novembre 2018, nous devons le faire nous-mêmes. Les organisations internationales sont juste des aidants (14). »
Comment en appeler aux décideurs politiques alors que, dans le même temps, on contribue à dépolitiser les relations sociales et que l’on promeut une efficacité mettant en scène l’impuissance publique ? Parallèlement, l’humanitaire tend à devenir le nom caché du politique : la politique institutionnelle ne dit plus son nom et emprunte cette voie, autrement plus séduisante et légitime, pour compenser son inaction — la Palestine en est un cas emblématique — ou, au contraire, pour catalyser son action. (...)
L’aide internationale tend ainsi à se substituer à des systèmes publics de santé qui restent le moyen le plus efficace de sauver des vies. Le contraire de la politique n’est pas l’humanitaire : c’est une autre politique.