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Les classes de Segpa font mentir ceux qui croiraient encore à la méritocratie
Article mis en ligne le 8 novembre 2018
dernière modification le 6 novembre 2018

Au collège, les sections d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) accueillent des élèves présentant des difficultés scolaires graves et persistantes. J’y enseigne depuis maintenant trois ans. Je tenais à dire pourquoi. Et, surtout, comment.

(...) Une quête de sens

Le professeur peut souffrir d’épuisement, de manque de reconnaissance. Se sentir incompris ou incapable, délaissé ou malmené. Mais son travail aura toujours une direction et un sens, ce que l’ex-chercheur et philosophe Matthew Crawford s’est efforcé à trouver en devenant mécanicien.(...)

Les pépites et les éponges s’épanouiront avec ou sans le professeur. Le malheureux, lui, peut sombrer ou s’en sortir au gré des mains tendues. Au-delà de son empathie, de sa générosité ou de sa philanthropie c’est, je crois, l’envie de peser sur des trajectoires de vie qui anime le professeur spécialisé. Cette idée, mon collègue Lucien Marboeuf lui a donné un nom : « le syndrome Keating » en référence au personnage de prof joué par Robin Williams dans Le Cercle des poètes disparus (1989) : « Dans tout prof sommeille ce désir, plus ou moins conscient, de marquer ses élèves, l’espoir d’avoir agi sur eux de façon durable, de laisser chez eux une trace profonde et féconde », dit-il.(...)

L’empathie en remède
Lorsque l’envie est là, encore faut-il savoir comment s’y prendre. Une classe de Segpa rassemble seize élèves qui, depuis la petite enfance, subissent l’humiliation de ne pas pouvoir être à la hauteur de ce qu’on attend d’eux. Il faut, au moins une fois dans sa vie, avoir connu l’humiliation dans ce qu’elle a de plus âpre pour comprendre l’élève en échec scolaire ; sentir qu’on manque de valeur, que la médiocrité semble imprimée jusque dans sa chair profonde ; porter sur ses épaules la déception des adultes qui broie progressivement la confiance en soi. Le premier devoir qui incombe au professeur spécialisé, c’est de mobiliser ses capacités d’empathie.(...)

ce que le psychiatre Jacques Hochmann appelle « l’empathie sèche », qui désigne la compréhension des intentions, des croyances et émotions d’autrui, par opposition à « l’empathie humide » qui consiste à ressentir les mêmes émotions qu’autrui, quitte à absorber ce qui le ronge.

Dans un article publié dans Les Cahiers Pédagogiques, la chercheuse Françoise Lorcerie va même plus loin que l’empathie, elle parle de « l’amour comme compétence sociale appliquée à l’enseignement scolaire. »(...)

clé pour envisager la relation pédagogique comme un régime d’action qui ne se réfère pas au mérite. Parce que contrairement à la justice méritocratique : « l’amour se détourne de la comparaison et ignore les équivalences » dit le sociologue et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Déprime au mérite
Et ces chercheurs ont raison d’en vouloir autant à la méritocratie. (...)

Le second pré-requis pour enseigner en Segpa selon moi, c’est de se défaire de ce mythe libéral qui fait porter un poids déraisonnable sur les épaules des élèves. (...)

Aujourd’hui, le système méritocratique nous fait croire que nous sommes responsables de notre situation, et qu’on ne doit ses mauvaises notes qu’à un excès de flemme et de stupidité. La méritocratie a donné naissance à l’immonde psychologie active, bien présente à l’école, que la sociologue Eva Illouz dénonce vigoureusement dans Happycratie (2018). Elle permet, selon elle, « d’oblitérer les facteurs sociaux objectifs et de faire peser sur l’individu l’entière responsabilité de sa situation ». (...)

on a quatre fois plus de chances d’être élève en Segpa quand on vit en foyer ou en famille d’accueil, deux fois plus quand on est immigré ou membre d’une fratrie nombreuse. Et 73% des élèves de Segpa viennent d’une CSP défavorisée contre seulement 40% pour les collégiens hors Segpa : la méritocratie est un mensonge pesant.(...)

Un dilemme pédagogique
Une fois que les moyens humains sont là, reste à résoudre les problèmes d’ordre pédagogique. Quel chemin prendre, quelles ambitions communes imposer quand, dans une même classe, on s’adresse à des êtres si différents, rassemblés par un point commun : avoir des besoins éducatifs particuliers.(...)

Cet équilibre entre la difficulté qui malmène une confiance déjà martyrisée et la facilité qui insulte l’intelligence de l’élève est un cap difficile à tenir. Le dilemme se pose dans chaque discipline, à chaque instant. (...)

Faire fi des difficultés de chacun est absurde. Mais faciliter à outrance, lisser, éviter de bousculer pour réconcilier tout le monde avec l’institution revient à abdiquer. (...)