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Les commentaires en ligne, une mine d’or pour la sociologie
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Qu’est-ce que l’actualité politique ? Événements et opinions au XXIe siècle, éd. Gallimard, 352 p., 20 €.
Article mis en ligne le 6 mars 2022
dernière modification le 5 mars 2022

Mise en cause de la parole journalistique, invectives, obsessions… Les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre ont épluché 130 000 messages déposés par les internautes sur les sites du “Monde” et de l’INA. Une matière inédite, pour un ouvrage instructif.

Les commentaires sur les sites d’infos ou les plateformes vidéo, tout le monde s’en plaint, personne ne les lit. Sauf Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, qui ont entrepris de les disséquer méthodiquement.

Après un essai ambitieux sur la marchandisation du passé (Enrichissement, éd. Gallimard, 2017), les deux sociologues s’attaquent à une autre tâche herculéenne : analyser la construction de l’actualité en épluchant 120 000 messages adressés au Monde et un peu moins de 10 000 déposés sur deux chaînes YouTube de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). À rebours d’une critique des médias occupée à décrire des structures socio-économiques ou des concentrations de grands fauves, le binôme préfère s’attarder sur les incertitudes et les contradictions qui accompagnent la formation des opinions. « Si tout était politique, alors la politique n’aurait plus de dehors », écrivent-ils, s’intéressant successivement à la religion, au féminisme et à l’écologie.

Mais à l’heure des réseaux sociaux qui redessinent notre géographie sociale, où s’arrête le monde vécu, dans lequel nous pouvons agir, et où commence une vie inaccessible dont les décisions nous affectent ? (...)

Vous découpez les cent cinquante dernières années en trois grands moments : foule, masse, réseaux. Qu’est-ce qui caractérise le dernier ?
L.B. : Il faut d’abord rappeler un thème cher à Lévi-Strauss : la façon dont les sociétés prennent conscience d’elles-mêmes. Dans La Pensée sauvage, il explique qu’il y aurait, d’un côté, les sociétés qui se bâtissent autour des contes et des mythes et, de l’autre, celles qui se structurent autour de l’Histoire — dans lesquelles on a l’impression de comprendre son temps. L’actualité nous met précisément en contact avec un inaccessible, qu’on ne connaît que par ouï-dire. Soit parce que les informations nous proviennent du lointain, soit parce qu’elles concernent des « grands », c’est-à-dire des gouvernants, qui ont le pouvoir de faire agir les gens à distance.

Si l’on s’en tient à cette grille de lecture qui prend en compte les dirigeants et les dirigés, le « moment foule », entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, correspond à la grande presse. Le « moment masse », associé aux totalitarismes de la première moitié du XXe siècle, correspond pour sa part à la radio, et fait craindre une uniformisation fanatisée. Dans le « moment réseaux », celui d’Internet, n’importe qui peut écrire n’importe quoi sans dévoiler son identité, tant et si bien que les corps disparaissent. Cela confère aux réseaux une capacité de réaction, une malfaisance et une robustesse sans précédent. Cela bouleverse la relation entre le grand nombre et le petit nombre. (...)

Le corpus que vous analysez – des commentaires laissés par des internautes sur des sites d’information – correspond à une parole souvent déconsidérée. Quels enseignements tirez-vous de cette sociologie balbutiante du commentaire ?
A.E. : Nous voulions nous interroger sur l’état de la démocratie aujourd’hui et la place de la discussion publique, qui en est une composante importante. Depuis le début des années 2000 se sont développés les espaces en ligne, qui sont archivables et archivés, et qui permettent de regarder comment ces discussions se forment. Les commentaires qu’on y trouve sont pris dans un ensemble de contraintes d’urgence, de taille. Mais ce qui nous a semblé le plus intéressant dans le commentaire sur l’actualité politique, c’est qu’il remet moins en cause les faits que leur interprétation. Le lecteur est à la fois mis en position d’infériorité par rapport à l’autorité du journaliste qui délivre l’information, et placé en surplomb, car il se grandit en proposant une autre interprétation, qui serait à ses yeux la bonne. (...)

A.E. : Il existe un discours critique considérant que les médias délivrent des nouvelles, accueillies de manière passive, et que l’opinion publique est ainsi fabriquée. Nous prenons le parti inverse : chacun a une capacité critique et sait très bien l’exploiter en contestant une interprétation. Le fait qu’il y ait une remise en cause de l’interprétation des faits est une force de la démocratie. (...)

A.E. : Il existe un discours critique considérant que les médias délivrent des nouvelles, accueillies de manière passive, et que l’opinion publique est ainsi fabriquée. Nous prenons le parti inverse : chacun a une capacité critique et sait très bien l’exploiter en contestant une interprétation. Le fait qu’il y ait une remise en cause de l’interprétation des faits est une force de la démocratie. (...)

Un des avantages de notre terrain d’enquête, c’est qu’on a réussi à obtenir (très difficilement) des messages qui n’ont pas été publiés. Sur les 120 000 commentaires du Monde et les 8 000 laissés sur les chaînes YouTube de l’INA, ils représentent une moyenne de 17 %. Les organismes de modération possèdent des listes de mots interdits, jusque dans les fautes d’orthographe ou les coquilles [« arbuti », par exemple, ndlr], mais c’est évidemment loin d’être suffisant. Selon notre enquête, les constantes d’un refus tiennent, d’une part, à des attaques personnelles contre les journalistes, qu’on retrouve dans un message refusé sur quatre, et, d’autre part, à des sujets sensibles, notamment l’islam, le judaïsme ou le féminisme, qui suscitent des réactions d’hostilité.

A.E. : Ajoutons que la spécificité des messages mis en ligne dans les espaces de discussion tient d’abord à la responsabilité juridique de l’éditeur. Celui-ci doit légalement être vigilant par rapport à l’incitation à la haine, à la diffamation, pour arrêter une parole qui peut aller jusqu’à un acte violent. D’un point de vue historique, la donne a également changé. Alors que la censure, pratiquée par l’État ou l’Église, était auparavant dirigée contre des œuvres et à un rythme modéré, elle est aujourd’hui marchande, sous-traitée à des entreprises, à une cadence industrielle. (...)

L.B. : L’actualité politique met les personnes en tension avec elles-mêmes. Nous proposons un terme pour décrire les équipements mentaux mobilisés par les individus afin d’interpréter ce qui se passe : le fatras. Dans celui-ci, il peut y avoir le destin de leurs parents, ce qu’on leur a raconté, des engagements qu’ils ont pris à certains moments de leur vie. Ces rémanences peuvent alors se heurter à des réactions liées à des processus de politisation beaucoup plus récents. Dans ce genre de période, celle que nous vivons, les conflits générationnels tendent à prendre un relief particulièrement important. (...)

Internet, qui a rendu tous les savoirs disponibles mais aussi mis toutes les informations en concurrence, renforce-t-il cette tension ?
A.E. : On ne sait pas. Les réseaux donnent-ils une visibilité plus grande à des processus de développement de l’interprétation, ou nourrissent-ils un plus grand nombre d’interprétations ? Les mythes le prouvent depuis des siècles, il peut y avoir un ensemble de variations illimitées d’un récit, qui pourtant devrait être le même. Il faudrait travailler avec des historiens pour analyser plus profondément cette logique inhérente à l’esprit humain.