
Ils sont ensemble et ne vivent pas sous le même toit. Par choix. Ces couples « living apart together » sont peu nombreux et loin de devenir le seul modèle conjugal. Ils n’en sont pas moins révélateurs des changements de définition du couple.
(...) Jean-Jacques et Maud forment un couple non cohabitant –« living apart together » en anglais. « C’est une formule qui nous convient plutôt bien d’avoir notre espace personnel en se voyant dans la semaine suivant notre emploi du temps et quoi qu’il arrive le week-end. » (...)
En 1997, la sociologue Catherine Villeneuve-Gokalp écrivait, en s’appuyant sur l’enquête de l’Ined « Les situations familiales et l’emploi », que, « parmi les personnes se déclarant en couple en 1994, moins de 2% n’ont jamais vécu ensemble de façon permanente ». Suivant la question posée (et si les termes « couple » ou « relation amoureuse » sont énoncés), cette proportion varie et peut atteindre les 10% des plus de 18 ans. Ceci étant, son confrère Arnaud Régnier-Loilier, directeur de recherches à l’Ined, affirme que, vingt ans plus tard, « il n’y a pas vraiment d’évolution très marquée vers la non-cohabitation ; de manière globale, on observe une stagnation de la part des personnes qui disent ne pas habiter avec la personne avec qui elles ont une relation amoureuse stable ». Mais ce n’est pas parce que ce mode de vie conjugal n’est pas sur une pente ascendante (entre autres parce que c’est un style de vie onéreux) et qu’il ne va pas détrôner les autres qu’il n’en est pas moins révélateur des changements sociétaux qui affectent le couple. (...)
comme le souligne Laura Merla, professeure de sociologie à l’université catholique de Louvain (Belgique), qui a dirigé l’ouvrage Distances et Liens (éd. L’Harmattan, 2014), « nous sommes de plus en plus dans une société où l’on trouve des modèles multiples dans toutes les sphères de vie ». De nos jours, « vie de couple et vie familiale ne riment plus avec lieu de vie commun, vivre sous le même toit n’est plus la norme seule et unique ». Les couples non cohabitants en sont un exemple au même titre que les enfants en résidence alternée.
Éviter la routine
Conserver son domicile propre est-il alors une façon de tenir compte de la fragilité des relations conjugales en gardant sous le coude une solution de repli ? « Les démographes ont démontré que la séparation d’un couple était une étape dans le parcours de vie. Quand les gens se mettent en couple, ils savent qu’ils se mettent en couple “jusqu’à…”. » Jean-Jacques admet qu’il n’est pas « un idéaliste de l’amour à [se] dire “je vais rester toute ma vie avec elle” ». Mais la raison pour laquelle il n’habite pas avec Maud n’est pas qu’il pense que leur relation n’est pas faite pour durer ni qu’il n’est pas prêt à vivre à deux. « Le seul truc qui nous lie, c’est nos sentiments. Donc si on reste ensemble, ce n’est pas par paresse de tout devoir déménager, ce n’est pas une question matérielle, c’est parce qu’on s’aime. » (...)
Rien à voir avec la bagarre pour faire ramasser à l’autre ses chaussettes ou savoir qui doit faire la vaisselle ! Serge Chaumier écrivait en 2010 dans le chapitre « La fission amoureuse, un nouvel art d’aimer », dans l’ouvrage dirigé par François de Singly Être soi parmi les autres, que c’est « l’exigence d’amour qui engendre l’augmentation du nombre de divorces » (« la séparation a lieu parce qu’on ne s’aime plus »). De la même façon, on pourrait donc considérer que c’est l’exigence d’amour qui engendre le double domicile.
Attention, pour Frédéric, « échapper à la routine est une conséquence, pas une raison » de cette conservation d’un domicile pour chaque membre du couple. Toutefois, comme le fait remarquer le sociologue Arnaud Régnier-Loilier, si les couples non cohabitants regroupent une pluralité de situations, des étudiants pas encore indépendants financièrement de leurs parents aux veufs qui se remettent en couple, vouloir (et non subir) chacun son domicile est plutôt typique d’une « deuxième partie de vie amoureuse ». Parce que les motivations financières sont moindres, que la question des enfants ne se pose plus. Et aussi, précise le thérapeute de couple et auteur de l’ouvrage Le couple – La plus désirable et périlleuse des aventures (Payot, 2015) Robert Neuburger, parce que « les couples qui se constituent tardivement peuvent avoir souffert de la cohabitation conjugale, qui a banalisé voire fraternisé leur précédent couple, devenu une espèce d’équipe ; ils créent alors une activité de couple sans avoir à souffrir une fois de plus ».
Amour fissionnel (...)
« Le couple a pour fonction de permettre à l’autre d’être lui-même. Il ne s’agit pas d’être égoïste mais de se mettre au service de l’épanouissement de chacun. Le “nous” se met au service de chacun des “je”. » C’est ce dont témoigne Frédéric : (...)
. On est loin du mariage moderne dans lequel « aimer devient fusionner, et donc s’oublier », selon les termes de Serge Chaumier. Pour les « living apart together », le couple ne forme plus « une unité homogène aux intérêts communs » qui peut devenir aliénante. « L’identité, la personnalité, ne doit pas être engloutie dans un processus fusionnel qui ferait disparaître l’unicité des partenaires », écrit encore Serge Chaumier. Au même titre que les vacances en solo qui ne sont plus réservées aux seuls célibataires, les couples non cohabitants montrent que l’amour peut être « fissionnel » (...)
Étape pragmatique
Cette fission du couple comporte bien entendu elle aussi des risques. « Les couples cohabitants comme non cohabitants comportent tous deux leur lot de périlleux, les premiers du côté de la banalisation, les autres du côté de l’éloignement », signale Robert Neuburger. Sans compter que la routine n’est pas si facile que ça à évacuer. Qu’il s’agisse de Jean-Jacques et Maud ou de Frédéric et Sylvie, le week-end devient souvent synonyme de couple. De quoi rendre un peu illusoire cette idée de ne se voir que si l’on en a l’envie.
Et puis, en pratique, cela signifie que la non-cohabitation n’est pas totale non plus. « En général, le week-end elle vient chez moi et la semaine, quand on se voit, je dors chez elle », détaille Jean-Jacques. « Le week-end, j’habite chez elle, fait savoir Frédéric. On peut dire qu’on est des cohabitants partiels. » (...)
Cela ne veut pas dire pour autant que les couples non cohabitants sont forcément plus fragiles. Certes, comme l’indiquait Arnaud Régnier-Loilier dans son article « Partnership trajectories of people in stable non-cohabiting relationships in France », entre 2005 et 2008, 46% des couples non cohabitants s’étaient séparés, alors qu’en comparaison 94% des couples cohabitants suivis pour cette enquête vivaient toujours ensemble au bout de trois ans. Le taux de rupture semble donc plus important que pour les couples cohabitants. Mais, ce qu’il faut retenir, c’est surtout que 22% des individus « living apart together » avaient toujours le même mode de vie conjugal au bout de ces trois années ; ce qui signifie que 32% de ces couples avaient fini par emménager ensemble. (...)