
Dans cet entretien, Linsey McGoey s’interroge sur la nature des activités des organisations philanthropiques telles que la Fondation Gates et l’Initiative Chan Zuckerberg. Abordant les aspects problématiques du « philanthrocapitalisme », elle attire l’attention sur le manque croissant de transparence et de redevabilité de ces fondations.
(...) Ayant nourri depuis longtemps un intérêt pour les mouvements politiques et les mobilisations altermondialistes et m’y étant activement engagée, ayant également depuis douze ou treize ans suivi les politiques de gauche avant mon arrivée à Oxford, je fus assez étonnée de la manière assez positive dont Bishop et Green promouvaient cette notion de philanthrocapitalisme. Au sein de la Saïd Business School, ce phénomène était appréhendé d’une manière relativement dépourvue de scepticisme et de dimension critique. (...)
La description que Bishop et Green font du philanthrocapitalisme véhicule l’idée que les organisations à but non lucratif essaient de plus en plus d’appliquer des mécanismes d’organisation et des stratégies de maximisation des profits qui étaient jusqu’alors propres au monde de l’entreprise. Pour eux, le philanthrocapitalisme correspond essentiellement à l’idée selon laquelle le capitalisme est un phénomène naturellement philanthropique car il crée certaines formes de dynamisme qui stimulent la croissance économique, ce qui permet forcément d’obtenir des effets positifs pour tous. C’est ainsi qu’ils conçoivent la chose.
Ayant pour ma part depuis de longue date nourri un intérêt pour l’histoire du développement capitaliste ainsi que pour les approches économiques et politiques critiques du soi-disant laissez-faire des économies capitalistes, je demeurais résolument sceptique quant à l’idée que le capitalisme était lui-même, naturellement, un mode bénéfique, généreux, d’organisation économique. Je me suis donc mise à étudier le phénomène en conduisant des entretiens auprès d’un certain nombre d’institutions qui s’inquiétaient de l’influence grandissante de la Fondation Gates. J’avais besoin d’un exemple concret pour étudier le nouveau philanthrocapitalisme et j’ai choisi la Fondation Gates. (...)
Beaucoup de gens ne se doutent pas que des organisations philanthropiques, aussi admirées et reconnues que la Fondation Gates, puissent être à l’origine d’effets accidentels, en ce que certaines de leurs activités peuvent avoir des conséquences dommageables sur une population donnée, comme ce qui s’est passé lorsque la Fondation Gates a essayé de s’impliquer dans l’éducation publique aux États-Unis… Cela partait d’une bonne volonté : la Fondation Gates désirait améliorer les critères éducatifs, mais un certain nombre de mesures adoptées, comme les initiatives dans les petites écoles, la volonté de privatiser ou encore le soutien apporté aux charter schools, ont, à mon sens, eu des conséquences plus négatives que positives. En outre, quoique cela a été réalisé de manière plus explicite, la Fondation Gates a joué un rôle très important dans la tentative d’impliquer le secteur privé dans les politiques de développement : les actions menées par la fondation, bien intentionnées ou non, ont eu des conséquences assez catastrophiques pour certains milieux qui avaient tenté d’émettre des doutes sur cette philanthropie, mais dont les tentatives n’ont trouvé que peu d’écho auprès de la Fondation Gates. De même, ces milieux ne sont pas arrivés à faire reconnaître leurs inquiétudes auprès d’un public plus large, qui ne comprend souvent pas que des organisations philanthropiques puissent parfois perpétuer les inégalités ou asseoir le pouvoir des bienfaiteurs plutôt que promouvoir, d’une certaine façon, un plus grand degré de démocratisation. (...)
Je pense que les problèmes liés à l’absence de transparence vont empirer dans les années à venir. Il faut donc être réaliste quant aux risques à venir. La majorité des entretiens reproduits dans mon livre n’ont pas été réalisés auprès d’employés de la Fondation Gates. Il est vrai que j’ai d’abord réussi à obtenir deux entretiens avec des employés de la fondation avant que mon autorisation d’accès ne soit révoquée. Mais ces entretiens ont été réalisés par téléphone, je ne me suis jamais rendue sur place et on ne m’a jamais permis de m’y intéresser de manière plus poussée. J’ai cependant réussi à obtenir des informations utiles à propos d’autres activités de la fondation auprès de personnes qui ont été affectées par ses pratiques. J’ai réalisé des entretiens auprès de l’Organisation mondiale de la santé, de Médecins Sans Frontières… en bref, auprès d’un certain nombre d’organisations qui font tout à la fois l’éloge de la fondation et expriment des inquiétudes à son sujet. (...)
l’une de mes plus grandes inquiétudes, si l’on prend par exemple l’Initiative Chan Zuckerberg, qui a été fondée en 2015 par Mark Zuckerberg, est qu’elle ne fonctionne pas de manière traditionnelle. C’est une société à responsabilité limitée, et en conséquence de sa création comme structure entrepreneuriale, elle n’est pas soumise aux mêmes règles de transparence que la Fondation Gates. Nous en apprendrons certainement beaucoup moins sur l’Initiative Chan Zuckerberg que ce que nous savons sur la Fondation Gates. Nous serons ainsi beaucoup plus dépendants de ce qu’ils choisiront de partager avec le public.
Il me semble qu’il faut aborder la question avec une attitude salubre de scepticisme. Les chercheurs doivent essayer de pousser le plus possible les médias traditionnels à adopter une approche plus critique des organisations philanthropiques. L’une de mes plus grandes découvertes, développée dans mon livre, a été de comprendre qu’au début du vingtième siècle, la nature et les intentions des organisations philanthropiques et des philanthropes – tels que Andrew Carnegie et John D. Rockefeller –, ont donné lieu à un débat public très animé et très virulent. Une centaine d’années plus tard, on ne retrouve presque rien de cet intérêt public, à l’exception notable des élections présidentielles américaines de 2016. (...)
Certains adoptent une position philosophique forte pour défendre l’exemption des organisations philanthropiques aux exigences de transparence auxquelles sont soumises les institutions publiques, des exigences auxquelles les instances élues doivent se soumettre. Pour ma part, je n’adhère pas à cette position philosophique. D’un point de vue normatif, je suis véritablement inquiète quant à la manière dont les philanthropes ont réussi à exploiter cette position politique défensive très discutable afin de n’être soumis qu’à très peu de surveillance de la part du public, qu’ils sont supposés servir. (...)
Ce qui est intéressant, à propos des nouveaux philanthrocapitalistes – de ceux qui se revendiquent philanthrocapitalistes –, est la manière qu’ils ont de proclamer leur propre nouveauté. Cette présomption est problématique, tout d’abord parce que les nouveaux philanthrocapitalistes insistent, comme jamais auparavant, sur la nécessité de mesurer l’impact de leurs donations et subventions. En outre, ils pensent que leurs efforts pour combiner les domaines du secteur privé et du secteur à but non lucratif ont quelque chose de révolutionnaire ou d’avant-gardiste. Aucune de ces positions n’est historiquement fondée ou correcte. (...)