
Elles combattent la pratique, héritée des colons espagnols, dite du « chineo ». En dénonçant ces violences sexuelles longtemps impunies, elles mettent l’Argentine face à son passé colonial.
(...) La jeune femme appartient au peuple wichi, l’un des 34 peuples autochtones reconnus officiellement par le pays. Depuis quatre ans, elle sillonne la région pour recueillir la parole de jeunes filles victimes de viols, toutes issues de la même ethnie qu’elle. Depuis qu’elle a pris à bras-le-corps ce combat, en faisant bénévolement office d’interprète wichie dans les commissariats, la jeune femme de 28 ans, mère de deux enfants en bas âge, a du mal à trouver le sommeil. Elle est régulièrement victime d’insultes et de menaces. « La nuit, des hommes ou leurs familles hurlent sous ma fenêtre pour m’intimider », glisse-t-elle dans un souffle. (...)
Il y a une semaine, une habitante l’a alertée à propos d’une jeune fille de 13 ans, Paulina*, dont elle cherche à recueillir le témoignage. Elle sortait de l’école lorsqu’un homme d’une quarantaine d’années l’aurait violée. Il menace maintenant de la tuer si elle le dénonce. (...)
Des signalements comme celui-ci, Laurentina en reçoit plusieurs dizaines par mois depuis qu’elle a lancé son association en 2019 pour venir en aide à ces jeunes filles, dans un contexte de prise de conscience nationale à propos du « chineo ». C’est ici, dans cette région du nord de l’Argentine qui concentre la plus forte population de peuples autochtones, qu’un procès historique a allumé l’étincelle de la révolte à laquelle la jeune femme participe désormais et qui mobilise aujourd’hui juristes et chercheurs : le « procès Juana », une affaire de viol collectif dont les répercussions durent encore.
Les faits remontent à 2015. La victime, une jeune fille de 12 ans, issue d’une communauté wichie, sort acheter du pain avec deux amies. Soudain, neuf hommes surgissent. Ses amies réussissent à leur échapper, mais pas elle. Elle subit les pires sévices : violée à plusieurs reprises, droguée, elle est abandonnée, seule, au milieu d’une forêt. L’affaire se transforme en scandale national lorsque, six mois plus tard, la petite fille n’ayant pas eu le droit d’avorter, accouche d’un fœtus anencéphale. « Juana » parviendra à reconnaître les coupables : des « criollos » de son village, autrement dit des hommes qui se définissent comme blancs. (...)
un cas typique de chineo, un crime raciste qui trouve son origine dans l’histoire coloniale du pays. « Dans les chroniques des Espagnols qui arrivent sur le continent au XVIe siècle, on trouve déjà des traces de ces viols sur des femmes indigènes, rapporte-t-il. Des crimes où intervient la catégorie de race. » (...)
Une violence héritée de la colonisation
Ces viols, loin de disparaître à la chute de l’Empire espagnol, se sont perpétués jusqu’à aujourd’hui, dans une pratique banalisée que les hommes blancs surnomment dans le Nord le chineo. La reconnaissance de la dimension raciste du viol de « Juana » a permis de condamner en 2019 six accusés à 17 ans de prison ferme, et de déclarer pénalement responsables deux autres, mineurs au moment des faits. Un dernier est toujours en fuite. C’est la première fois que l’un de ces viols, qui font rarement l’objet de procès, est suivi de si lourdes peines.
Les milieux urbains découvrent alors avec effarement l’existence du chineo. (...)
Aucun chiffre n’existe pour documenter ce fléau. Seulement les cris d’alerte des femmes autochtones qui, lasses d’être ignorées, ont décidé de passer à l’action. Le 22 mai 2022, elles se sont réunies dans un village de Chicoana, au sud de la province de Salta, pour, selon leurs mots, « poser un ultimatum au gouvernement argentin ». (...)
250 femmes wichies, chorotes, guaranies, mapuches, issues au total de 36 peuples autochtones, se sont retrouvées dans la petite école de la rue principale pour organiser un « parlement », avec des groupes de travail pour raconter, dans leurs langues, les viols qu’elles avaient subis. Puis elles ont partagé leurs conclusions en assemblée plénière et ont demandé, dans une déclaration commune, que le chineo soit considéré par la justice argentine comme un « crime de haine, imprescriptible et puni par des peines maximales ». (...)
Depuis, des réactions politiques ont commencé à émerger. (...)
en 2014, une institutrice du sud de la province a été assassinée d’un coup de fusil de chasse dans la poitrine, pour avoir tenté de protéger une jeune Wichie d’un violeur criollo. (...)
Malgré le vent de contestation qui souffle aujourd’hui sur ces contrées désolées, la peur continue de museler les femmes de la région de Salta. À Pluma del Pato, un village situé non loin de là, 25 femmes wichies se sont réunies en assemblée en février 2022 et ont écrit une lettre aux autorités pour demander justice : leurs enfants, dénoncent-elles, sont tous nés de viols commis par des criollos.
Quatre d’entre elles ont porté plainte, tandis que neuf autres ont sollicité la justice pour obtenir de leurs violeurs un soutien économique. Un an plus tard, plusieurs victimes, terrorisées, ont fini par abandonner l’idée des poursuites. Luis Gerardo Veliz, l’avocat de plusieurs d’entre elles, a lui-même fait l’objet de pressions de la part des criollos. (...)