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Les frontières et nous
Mačko Dràgàn Journaliste
Article mis en ligne le 5 décembre 2020

Engueulade en famille. Ruffin a dit qu’il n’était pas contre les frontières. L’ami Cédric Herrou s’en est agacé. Puis, parmi mes potes, pour beaucoup bénévoles à Emmaüs-Roya pourtant, ça a été la foire d’empoigne, et il a bien fallu se rendre compte que nous n’étions pas tout à fait d’accord sur cette notion, la « frontière ». Pour ? Contre ? No borders ? Et si c’était plus compliqué ?

(...) Et moi ça m’a rendu triste, parce que je n’aime pas que mes amis s’embrouillent -bon, d’accord, Ruffin n’est pas un ami, je l’aime bien mais c’est à sens unique, et je ne pense pas que Cédric et lui se connaissent, mais c’est la famille, quoi, la belle et grande famille de gauche, si unie, sauf sur à peu près tous les sujets existants.

D’autant que, je l’ai dit en ouverture de ce billet, le débat a fait tache d’huile, semant la désolation dans nos rangs, jusqu’au sein de la rédaction de Mouais, déchirée dans cette affaire entre les no borders pro-Cédric (sachant que nous sommes nombreux à être potes de Cédric et à faire partie d’Emmaüs-Roya) et les pro-Ruffin. Constat accablé de ma copaine Ariane, No Borders convaincue : « N’empêche que ce qu’a dit Ruffin a le mérite de montrer que même chez les gauchistes on est pas d’accord là-dessus... et ça me stupéfie j’avoue. J’aurais pensé que la question des frontières était évidente. Mais non. »

Et non, effectivement. Et moi, fort est de le constater, quoique généralement en accord avec Cédric, sauf évidemment sur ses goûts vestimentaires, et bien je trouve qu’il est allé un peu vite en besogne. Et qu’il est problématique que ces débats sur les frontières, la souveraineté et le protectionnisme, nécessaires à gauche, ne puissent se dérouler de façon sereine, sans point Godwin et accusations de « faire le jeu du FN ».

On peut ne pas être d’accord avec Ruffin, et c’est mon cas sur un certain nombre de sujets (y compris en partie celui-là), mais il a soulevé avec son texte un débat qui devrait, chez les islamo-gaucho-judéo-anarcho-bolchéviques que nous sommes, bien plus nous occuper, plutôt que de le laisser aux héritiers du vieux Le Pen et à Pascal Praud :

les frontières, qu’est-ce qu’on en fait ? (...)

Commençons par l’évidence : évidemment, actuellement, les frontières tuent, broient, oppriment, séparent, et nous sommes bien d’accord, dans un monde parfait, il n’y aurait pas de ces petits machins en pointillés sur nos cartes, il n’y aurait que la joie d’aller et venir comme bon nous semble et sans contraintes, sans paperasses à remplir, tous libres tels la mouette doucement bercée par le vent.

Ceci étant, dit, ce monde-là est loin, et il est primordial d’insister sur deux choses. La première, c’est que sur ce genre de questions, la véritable gauche, des libertaires aux communistes et passant par les Insoumis, ne sera pas audible tant qu’elle mènera les débats publics de cette façon : soit tu es no borders, soit tu es un vil fasciste qui fait le jeu des nazis. Nous sommes en pleine mondialisation capitaliste, une mondialisation que tue, broie et opprime plus encore que nos frontières. La crise du Covid a montré, s’il était encore besoin, jusqu’où les ravages de ce système pouvaient aller. Donc, oui, la question des frontières se pose. Et tant que nous n’interviendrons sur ces questions qu’en disant : « on laisse tout rentrer, et venant de notre bord, aucune autre parole n’est envisageable » (sachant que personnellement, les touristes et les traders cocaïnés, s’ils peuvent rester chez eux, ça m’arrange), nous aurons du mal à faire entendre notre point de vue sans se faire traiter de « Bisounours » utopistes.

D’autant, et c’est mon deuxième point, que Ruffin a raison : comme il le dit dans son texte, actuellement, les véritables no borders, ce sont les riches. Ce sont les riches, qui méprisent les frontières, qui vivent entre le Quatar et Londres, qui ont leurs villas secondaires sur la Côte-d’Azur et leurs résidences fiscales aux Bahamas, qui prennent l’avion comme on prend le vélo, qui vont-et-viennent au mépris de l’environnement et des lois, arpentant notre monde en y semant la désolation du fric.

Contre cette désolation, le rétablissement de frontières particulières aux divers Etat-nations est une nécessité. Le mot n’est pas beau, le concept non plus, mais j’avoue qu’il est néanmoins utile à employer, notamment pour l’expliquer à Elon Musk et aux GAFA, eux aussi tout à fait no borders dans leur façon de gérer leurs affaires. Pour sauver ce qu’il reste à sauver sur cette planète bien fatiguée par nos frénétiques mouvements humains qui la meurtrissent, il va falloir « démondialiser ». Sachant, comme l’a écrit Lordon il y a quelques temps déjà, que cette démondialisation « n’est nullement vouée à signifier « repli national ». C’est même en fait l’exact contraire ! » Il ajoutait : « La démondialisation pourrait bien être la condition nécessaire à la reprise d’un projet outre-national raisonnable, c’est-à-dire régional, et toujours sous la réserve d’une circonscription bien pensée (car on ne fait pas communauté politique avec n’importe qui). » (...)

Et « pas avec n’importe qui », ça ne veut pas dire sans les Noirs, les barbus basanés et les Manouches –si dans le passé ce « tri » avait eu lieu je ne serais d’ailleurs pas là. Cela signifie que le fait de s’installer où que ce soit pour y vivre, en attendant la fin de l’Etat, soit soumis à une demande qui sera étudiée en fonction de critères éthiques ; je ne pense pas (enfin, j’espère) que Ruffin, à qui on a dressé un procès en « immigration choisie », ait voulu dire autre chose. Et nous, quand nous demandons à la France que les demandes d’asile soient reçues et traitées en respect des conventions internationales, nous ne revendiquons au final pas autre chose non plus. Même s’il est vrai que nous souhaitons plus.

Les frontières sont une triste réalité. Elles sillonnent et crevassent le monde comme de vilaines cicatrices. All Cops Are Borders, All Borders Are Cops. Un jour prochain, peut-être, sûrement, la liberté de circulation ne sera plus une revendication ou un rêve, mais notre façon habituelle de nous rencontrer ici et là, au grès de nos amours, de nos envies. Plus personne n’aura à fuir un pays en guerre, la faim et la mort, puisque la paix sera partout. La richesse collective promise par la sobriété heureuse et la mise en commun de nos ressources fera cesser les jalousies entre ceux qui arrivent et ceux déjà-là. On ne « fera » plus des pays, on y vivra, réellement, c’est-à-dire qu’on y fera des choses –être heureux, par exemple.

Mais on ne va pas se mentir : ce temps est encore très lointain. Et s’il doit nous guider comme horizon, il ne doit pas nous pousser à nous couper de celles et ceux qui, dans le monde des « main sales » de la politique politicienne, sur la base pragmatique du sordide présent qui est le nôtre, tâchent d’utiliser l’existant pour le transformer en autre chose, quelque chose de pas vraiment beau non plus, mais de plus juste. (...)

Allez, forza !, comme dirait Cédric. Nos vrais ennemis demeurent, les véritables coupables de l’état du monde et des morts aux frontières, et ils sont toujours ravis de nous voir nous engueuler.

Faisons la paix et ruinons le capitalisme. (...)