Dans la crise actuelle, de nombreuses femmes se trouvent « en première ligne », dans le secteur de la santé, des services, du nettoyage ou encore de la grande distribution. Dans quelle mesure les magazines féminins ont-ils évoqué leur situation ? Une étude des articles publiés du 10 mars au 8 avril montre que ces professions particulièrement féminisées n’ont pas bénéficié – si ce n’est ponctuellement – d’un coup de projecteur de la part des magazines féminins.
Le 27 mars, Marie Claire constate une évidence dans la situation exceptionnelle que nous traversons : « Infirmières, aides à domicile, aides-soignantes, assistantes maternelles, auxiliaires de vie, caissières, femmes de ménage… Face au nouveau coronavirus, les femmes tiennent le premier rôle pour accompagner les Français dans la crise. » Le même jour, Elle fait même sa couverture sur celles qui sont applaudies aux balcons et fenêtres tous les soirs à vingt heures (...)
Ces déclarations annoncent-elles une prise de conscience de la part des magazines de l’importance de ces professions particulièrement féminisées, et exposées sur leur lieu de travail en cette période de pandémie ? Des professions, faut-il le préciser, habituellement largement invisibilisées dans les colonnes de ces magazines… À l’examen du traitement médiatique réservé entre les 10 mars et 8 avril dans leur version électronique par Biba, Cosmopolitan, Elle, Femme actuelle, Grazia, Madame Figaro, MadmoiZelle, Marie Claire et Marie France [1], force est de constater que les (mauvaises) habitudes ont la « vie dure ».
Une parenthèse éphémère
La visibilité accordée le 27 mars par les deux magazines (Marie Claire et Elle) aux femmes « en première ligne » constitue une parenthèse éphémère. Elles sont absentes des Unes de Elle qui précèdent, puis succèdent à celle du 27 mars : 13 et 20 mars, 3 et 10 avril. (...)
Retour aux fondamentaux : beauté (y compris en soignant sa ligne) et mode, deux secteurs d’activités qui assurent la survie d’un magazine comme Elle à travers un intensif gavage publicitaire chèrement facturé (comme le démontrent les tarifs pratiqués par le magazine). Au-delà du cas de Elle, aucun autre titre ne met en Une les « héroïnes » du quotidien ; aucun dossier n’est mis en valeur sur les sites internet.
Parmi les centaines d’articles et vidéos qui constituent la production en ligne des magazines étudiés, seuls quinze s’intéressent aux conditions de travail, rendues encore plus difficiles qu’à l’accoutumée, des femmes « en première ligne ». Ils sont au nombre de 6 dans Elle, 4 dans Marie Claire, 3 dans Cosmopolitan, 2 dans Madame Figaro et zéro dans Biba, Femme actuelle, MadmoizElle et Marie-France.
Onze sont consacrés au personnel soignant, quatre aux assistantes maternelles et/ou caissières de supermarché ou travailleuses sociales, et aucun à celui des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), pourtant lui aussi en première ligne, ou celui des établissements pénitentiaires ou recevant des mineurs et/ou des personnes handicapées. (...)
Une couverture bien maigre, au sein de laquelle on peut tout de même saluer la qualité de certains (trop rares) articles revenant sur l’éprouvant quotidien et les risques particulièrement élevés de contamination auxquels sont exposés ces femmes ; mais aussi la peur qui en découle et qui ne les quitte jamais. (...)
Elle, Madame Figaro et Marie Claire ont ainsi offert une couverture relativement modeste à la question des femmes « en première ligne » - à travers des articles parfois de qualité. Cet effort fait néanmoins figure de miracle en comparaison avec le traitement des autres magazines féminins (...)
La couverture des conditions de travail des « héroïnes » du quotidien par les magazines féminins semble dérisoire en comparaison de celle, autrement considérable, réservée à relater l’organisation du quotidien des cadres télétravailleuses (...)
la furtivité du coup de projecteur mis sur les « héroïnes » des classes moyennes et populaires ne devrait surprendre. Plusieurs facteurs y concourent dans les magazines féminins : obligation de se soumettre aux exigences des annonceurs, origine sociale des rédactrices et relégation du journalisme d’enquête sociale.
Un diagnostic déjà posé par Claire Blandin, historienne des médias, interrogée par Constance Vilanova dans Télérama le 30 mars :
Même en temps de crise, ce que ces médias publient, c’est ce que leurs annonceurs attendent qu’ils disent […]. La couverture de cette crise est le signe du fossé qui se crée de plus en plus entre le grand public et ces magazines. Ils sont en décalage complet avec la vérité du confinement de la majorité des gens. C’est une presse prisonnière de son propre discours, qui s’adresse à une classe sociale privilégiée.
Pour ce qui est des magazines féminins, le constat semble indiscutable…