
Observons d’abord que la popularité se convertit difficilement en gains électoraux. Michel Rocard, Raymond Barre, Jacques Delors n’ont pas été en mesure d’utiliser cet avantage à leur profit électoral. Lorsqu’ils sont louangeurs, les sondages encouragent les vocations présidentielles, comme celle d’Edouard Balladur qui a bénéficié dès son entrée à Matignon d’une popularité sans précédent et d’intentions de vote annonçant son élection à l’Élysée, parfois dès le premier tour ! Ils ont aussi enterré les ambitions et découragé les candidatures, comme celle de François Hollande en 2016, contraint par son impopularité record de renoncer à briguer un nouveau mandat.
Vitesse et précipitation
Il faut noter ensuite que la surprise politique, qu’elle soit révélée par les intentions de vote en cours de campagne ou qu’elle les contredise le jour du scrutin est la norme. Les sondages ont signalé tous les coups de théâtre de la présidentielle. Depuis le ballottage du général de Gaulle en 1965, l’imprévu n’a cessé d’invalider les hypothèses des spécialistes les plus éclairés. À cet égard, le 21 avril 2002 demeure dans la mémoire politique collective un épisode traumatique, qui a souligné le travers majeur de l’interprétation des intentions de vote : les sondages incitent à penser l’avenir comme une répétition rassurante du passé, empêchant de saisir avec clairvoyance ce qui peut survenir, quelle que soit sa probabilité.
Or, la politique consiste à produire de la nouveauté, notamment lors des campagnes présidentielles. (...)
Parmi les éléments inattendus qui jalonnent l’histoire de la présidentielle et des sondages, figure au premier rang l’effondrement de plusieurs candidats qui se trouvaient « trop haut, trop tôt » dans les intentions de vote (...)
L’occupation anticipée de la première position peut constituer paradoxalement un handicap. Le front-runner devient la cible de ses rivaux. Parfois, il est même accablé d’une calamité supplémentaire : l’engouement des médias, phénomène décrit par l’ajout du suffixe « mania » au nom de la personnalité concernée. Plusieurs candidats (Alain Poher, Ségolène Royal ou Alain Juppé) ont bénéficié — avant d’en pâtir — de ces spirales médiatiques alimentées par les sondages.
La liste des vainqueurs putatifs de l’élection présidentielle, couronnés par les sondages, mais rejetés par les urnes, est souvent rappelée : Jacques Chaban-Delmas, Michel Rocard, Raymond Barre, Jacques Delors, Édouard Balladur, Lionel Jospin, Dominique Strauss-Kahn, François Fillon… L’énumération de cette kyrielle de noms vise à élever au rang de règle implacable de la politique l’axiome selon lequel « le favori des sondages n’est jamais élu ». (...)
La courbe de tes yeux, ou des intentions de vote ?
Elle amalgame cependant des candidatures réelles, avortées et seulement envisagées. Elle néglige volontairement de rappeler aussi que ces sondages, généralement réalisés au début des campagnes, ont ensuite restitué précisément la lente décrue ou le brusque effondrement de chacun de ces favoris. Les sondages ont ainsi montré que les campagnes électorales font évoluer l’opinion des électeurs, contrairement aux effets minimalistes que leur prêtait la sociologie électorale américaine des années 1940. Ils ont enregistré ces évolutions du rapport de forces si caractéristiques des campagnes présidentielles et dont la figure du croisement des courbes est la plus frappante. (...)
Saison de la chasse aux opinions ouverte
Cette attention accordée à l’évolution des candidats dans les intentions de vote confirme le fait que la diffusion d’un sondage peut constituer un fait de campagne à part entière. Les informations révélées par les chiffres publiés peuvent bouleverser les perceptions, donc les comportements et in fine le jeu électoral. Au fur et à mesure que l’effet de cadrage des sondages publiés s’est accru, la gestion de l’interprétation dominante de leurs résultats est devenue une composante à part entière de la stratégie de communication des candidats.
Beaucoup d’entre eux désavantagés par les chiffres ont prétendu les « faire mentir » : peu y sont parvenus (...)
D’autres candidats ont opposé à des sondages démoralisants des données plus flatteuses à leur égard : l’affluence dans les meetings, les audiences des émissions, les ventes de journaux ou de livres-programmes, les files d’attente des séances de dédicaces…
Ces indicateurs tangibles ont été présentés comme un indice électoral plus fiable que la virtualité des sondages. Lorsqu’ils contredisaient les données des instituts, ils ont systématiquement été démentis par le vote. Jusqu’à présent les sondages ont surclassé tous les outils qui prétendaient les remplacer (...)
D’autres candidats enfin ont choisi d’attaquer les instituts et ceux qui produisent les sondages, qualifiés de « cartel des sondeurs » (Jacques Asline dans Profession présidentiable, Plon, 1993). En 1960, George Gallup observait que l’ouverture de la campagne électorale présidentielle signifie que « la saison de la chasse aux sondeurs est ouverte et le tir, comme d’habitude, vient de ceux qui n’aiment pas les résultats des sondages » (Time, 5 septembre 1960). (...)
La technique rhétorique est ancestrale : dénoncer le messager pour décrédibiliser le message. La campagne de 2022 le confirme : aucune élection n’y échappe.