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Les médias et le Front National : indignations sélectives et banalisation effective
Article mis en ligne le 15 juin 2014
dernière modification le 10 juin 2014

Depuis les élections européennes du dimanche 25 mai et la victoire du Front National, le sens et la portée des résultats ont fait l’objet d’innombrables commentaires. Mais à quelques réserves près, une seule question retiendra notre attention : dans quelle mesure et comment les médias dominants favorisent-ils le Front National, non seulement en cette occasion, mais de façon plus générale ?

I. Un rôle effectif, mais second, voire secondaire

Commençons par éliminer deux idées reçues, non pour nier d’emblée un quelconque rôle des médias dans les dynamiques politiques actuelles, mais pour aller à l’encontre de certains raccourcis en vogue, qui desservent plus qu’ils ne servent la critique des médias.

(1) Non, les médias ne sont pas les principaux responsables de la montée du Front National. Ce serait leur prêter un « pouvoir » disproportionné que d’expliquer prioritairement par leur rôle l’écho que rencontrent les « thèses et « thèmes » portés par le Front National, ainsi que ses scores électoraux. Les médias ne créent pas les mouvements d’opinion : ils peuvent les accompagner, les amplifier ou les brider. Les médias n’interviennent pas isolément : leur « pouvoir » n’existe qu’en résonnance ou en convergence avec d’autres pouvoirs, à commencer par le pouvoir politique. (...)

(2) Non, ce n’est pas le temps de parole accordé à aux représentants de ce parti ou à la mise en discussion, en leur présence, de leurs prises de position qui est en cause, du moins tant que ce temps se tient dans les limites des résultats enregistrés lors du premier tour des élections législatives (qui, pour les partis politiques, sont le moins pire des critères pour réguler leur présence médiatique) [3] et tant que le temps de parole consacré au Front national, en présence ou non de ses représentants – nous y reviendrons – ne se focalise pas sur les sondages, les pronostics et les résultats, au détriment de toute autre discussion. Dans tous les cas, ce n’est pas en cassant le thermomètre que l’on fait tomber la fièvre. (...)

(3) Oui, le rôle des médias est second, voire secondaire. Pour s’en convaincre il suffit de mentionner, sans prétendre proposer une analyse qui excède les limites que l’on peut assigner à la critique des médias, quelques facteurs explicatifs de l’enracinement du Front National qu’il serait incongru, pour ne pas dire dangereux, d’ignorer ou de négliger.

Cet enracinement est avant tout l’un des effets de la longue crise du capitalisme et de sa gestion néo-libérale, économiquement inefficace et socialement désastreuse, par les gouvernements qui se succèdent en France sans que les politiques changent radicalement. Cette crise, à elle seule, n’expliquerait pas la place prise par le Front National si elle ne se doublait pas d’une crise politique de la représentation par les partis dominants et d’une crise sociale qui met durement à l’épreuve les solidarités ouvrières et populaires : reflux des luttes sociales victorieuses, recul de la perspective d’une inversion des rapports de forces par des mobilisations collectives et, par conséquent, tentations du repli, qu’il soit national, identitaire ou communautaire. On comprend dès lors que la question nationale, dans sa version nationaliste, se substitue, pour de larges franges de la population, à la question sociale.

Si ce sont là les facteurs prépondérants de la place politique prise par le Front National, il n’est nul besoin de l’attribuer à la place qu’il occupe dans l’espace médiatique, voire à une « lepénisation » des médias eux-mêmes ou à une « lepénisation des esprits » dont ces médias seraient les principaux responsables.

Tout au plus, peut-on leur prêter, mais c’est déjà beaucoup et beaucoup trop, des fonctions de légitimation et d’incitation
(...)

II. La dépolitisation médiatique de la politique

Si les médias ou, du moins nombre d’entre eux, contribuent, même indirectement, à favoriser le Front National, c’est d’abord – bien que cette cause ne soit sans doute pas la principale – en raison de modes de traitement des questions politiques qui reposent, pour le formuler de manière abrupte, sur une dépolitisation de la politique.

(1) La mise en scène médiatique des enjeux politiques est focalisée sur les confrontations qui agitent le microcosme partisan, au détriment, trop souvent, de l’information sur les débats de fond, les positions, les propositions, les projets. Quand elles ne se limitent pas au recensement des « petites phrases » et des « bons mots » (...)

(2) Le traitement médiatique des « affaires » n’est pas non plus sans effets. Ce sont sans nul doute ces « affaires » elles-mêmes qui ont les conséquences les plus nocives. Et les enquêtes journalistiques qui les révèlent et/ou les médiatisent sont plus que souhaitables. (...)

les questions économiques et sociales sont elles-mêmes dépolitisées. Entendons par là que les questions économiques et sociales, souvent abordées à partir de quelques-uns de leurs effets de surface, sont soustraites à un débat public qui, à quelques exceptions près, ne se résume pas au trop ou au trop peu qui distingue la droite et la gauche politiquement dominantes.

III. La construction médiatique des cibles de la peur et de la haine

Ainsi en va-t-il particulièrement de la promotion et la mise en scène de thèmes, réputés refléter la réalité, qui alimentent le caddie du Front National, sans qu’il ait besoin de faire lui-même son marché : insécurité, immigration, Islam.

(1) Le traitement médiatique du problème de la sécurité (...)

(2) Le traitement médiatique des questions de l’immigration quand elles sont abordées sous l’angle de son contrôle aux frontières, comme c’est trop souvent le cas, ne laisse le choix qu’entre les modalités et l’ampleur de ce contrôle. Des problèmes existent : personne ne songe à le nier. Mais lesquels ? (...)

(3) Le traitement médiatique de l’Islam, à la différence de celui qui est réservé à d’autres religions, est trop souvent dominé, non par une étude raisonnée de l’Islam, mais par la dénonciation de ceux qui le pratiquent. (...)

Sur l’insécurité, l’immigration ou l’islam, une même conclusion semble dès lors s’imposer, dont témoignent d’innombrables micros-trottoirs qui, pour une fois, ne mentent pas : « Avec ce qu’on voit à la télé ! ». Or ce que l’on voit à la télé ce n’est pas cette réalité qu’il serait malséant de nier, mais la construction médiatique de cette réalité, indexée sur l’audimat. Une construction qui cultive toutes les peurs et les intensifie : tant il est vrai que, parmi les effets reconnus par les études de réceptions, la peur est un sentiment que la télévision répand plus que tout autre et qui – sur l’insécurité, l’immigration, l’islam – gave le Front National de partisans, de sympathisants et d’électeurs. (...)

IV. La construction médiatique de débats mutilés

Depuis de longs mois (et récemment à l’occasion des « municipales » et surtout des « européennes » de 2014), le Front National a « enrichi » son patrimoine en se mobilisant sur la crise économique, les fermetures d’usines, les licenciements et toutes les formes de la misère sociale en prenant pour cibles la finance, « l’européisme » et « le mondialisme ». Qui pourrait faire grief aux médias dominants d’aborder notamment la question de l’Union européenne, du rôle de l’Euro et plus généralement des politiques économiques. Mais comment le font-ils ? En mutilant la présentation des options possibles. Autre forme de dépolitisation.

(1) Le traitement médiatique de « la question européenne », de façon générale et pas seulement à l’occasion des récentes élections, favorise le Front National bien au-delà du temps qui lui est attribué ou qui lui est consacré. L’opposition d’un simplisme consternant entre « pro-européens » et « anti-européens » (selon une appellation parfois tempérée par celle d’ « eurosceptiques », mais confirmée par celle d’ « europhobes ») défigure le débat (...)

Dans la foulée, la même opposition amalgame toutes les critiques de l’Union européenne et les place sous l’égide quasi-exclusive du nationalisme exacerbé du Front National. Au point que tous les « Non » à cette Europe, que l’on propose ou non de la quitter, sont, peu ou prou, présentés comme de simples variantes de ce nationalisme-là.

(2) Le traitement médiatique des « questions économiques », fortement lié à « la question européenne », emprisonne les réponses dans des alternatives qui, une fois encore, font la part belle aux économistes orthodoxes (...)

V. La dépolitisation médiatique du Front National lui-même

Prisonniers de leurs présupposés politiques, la plupart des chroniqueurs et commentateurs, du moins en radios et télévisions, ne parviennent ni à exposer ni à discuter des thèses du Front National. En revanche, le privilège accordé aux jeux politiciens sur les enjeux politiques produit ici de néfastes effets.

(1) Le traitement médiatique des sondages et des résultats électoraux contribue à placer Le Front National au centre du débat politique. (...)

(2) Le traitement médiatique des images du Front National et de Marine Le Pen, quand il n’épouse pas les images qu’ils veulent donner d’eux-mêmes, mobilise les commentateurs (secondés par des communicants) au détriment de la discussion des propositions de ce parti. (...)

(3) La dépolitisation de la critique du Front National épouse celle de sa mise en scène. L’administration récurrente (avec le concours des forces politiques) de cours de morale républicaine qui ne répondent en rien à ce qu’ils prétendent combattre, alors que tout le reste (voir ci-dessus) le légitime peu ou prou, demeure en deçà de toute mise en question. Mais à la prétendue « diabolisation » que le Front National dénonçait a succédé une « dédiabolisation » à laquelle les médias ont concouru. (...)