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Observatoire des multinationales
« Les multinationales aujourd’hui sont comme des psychopathes charmeurs. »
Article mis en ligne le 4 février 2020

En 2004, un documentaire percutant intitulé ‘The Corporation’ (« La grande entreprise » ou « La multinationale ») capturait l’air du temps politique, à l’apogée des luttes altermondialistes initiées avec le blocage du sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle en 1999. Basé sur un livre au même titre, mêlant avec esprit et style extraits de journaux télévisés, musique et analyses de fond, ce documentaire a remporté 26 prix, et même des commentateurs conservateurs comme ceux de The Economist l’ont qualifié d’« attaque étonnement rationnelle et cohérente de l’institution la plus importante du capitalisme » : la multinationale.

Pour lancer notre série d’articles sur « La multinationale » dans le cadre de ’State of Power 2020’, nous avons repris langue avec l’auteur du livre et du documentaire, Joel Bakan, professeur de droit à l’Université de Colombie-Britannique : que deviennent les multinationales aujourd’hui ? Et qu’est-ce qui a changé en 15 ans ?

Comment définiriez-vous la grande entreprise, ou corporation en anglais ?

Joel Bakan : La grande entreprise est une construction légale. Elle n’a pas été créée par Dieu ni par la Nature. C’est un ensemble de relations, créé au moyen du droit et que le droit permet de faire respecter, destiné à lever des capitaux pour les grands projets des industriels. Sa fonction principale est de séparer les propriétaires d’une entreprise de l’entreprise elle-même. Cette dernière est transformée de manière quasi alchimique en une « personne » (morale) porteuse de droits et d’obligations juridiques, qui lui permettent d’agir dans la sphère économique. Les propriétaires – c’est-à-dire les actionnaires – disparaissent, n’étant plus pertinents d’un point de vue juridique : c’est la personne « enteprise » elle-même (et parfois ses dirigeants et ses administrateurs) qui détient les droits légaux, et qui peut être mise en cause devant les tribunaux en cas de problème.

Il s’ensuit que le seul risque pour les actionnaires est de perdre de l’argent si la valeur de leurs actions baisse. Ils ne peuvent être poursuivis pour rien de ce que fait la multinationale. En outre, afin de créer des conditions encore plus favorables à leur investissement, la loi impose aux dirigeants et aux administrateurs de l’entreprise l’obligation d’agir selon les intérêts (évidemment financiers) des actionnaires.

L’intérêt de cette construction très favorable aux actionnaires est qu’elle a créé une forte incitation pour de nombreuses personnes, en particulier issues de la classe moyenne émergente des XIXe et XXe siècles, à investir dans des entreprises capitalistes. C’était là l’objectif principal de la « grande entreprise » : générer la base de capital nécessaire au financement des grands projets – chemin de fer, usines, etc. – qui ont rendu l’industrialisation possible. De fait, c’était fondamentalement une institution de « crowdfunding », comme on dit aujourd’hui. (...)

La fonction centrale de la grande entreprise – concentrer des milliers, voire des millions de capitaux d’investisseurs en une seule firme – a aussi créé les conditions pour que ces firmes deviennent de plus en plus grosses et de plus en plus puissantes (...)

C’est ainsi qu’elles sont devenues ces vastes concentrations de capital qui dominent non seulement l’économie, mais aussi la société et la politique. (...)

les multinationales parlent beaucoup aujourd’hui de leur objectif de faire le bien, mais elles parlent nettement moins du fait qu’elles ne feront jamais le bien que pour autant que cela leur permettra de faire de l’argent. Malgré toutes les proclamations exaltées, il n’en reste pas moins que les multinationales ne sacrifieront jamais – de fait, ne peuvent pas sacrifier – leur intérêt et celui de leurs actionnaires pour faire le bien. C’est une contrainte fondamentale. Et c’est aussi de fait une licence pour « faire le mal » dès lors qu’il n’y a pas de justification économique de faire le bien. (...)

L’autre problème – et c’est ici que nous en venons à la question de la démocratie – est que les multinationales utilisent le prétendu « bien » qu’elles font désormais pour faire valoir qu’elles n’ont plus besoin d’être régulées par les gouvernements, parce qu’elles peuvent maintenant s’auto-réguler ; et aussi qu’elles peuvent faire mieux que le gouvernement pour gérer les services publics comme l’eau, les écoles, les transports, les prisons, et ainsi de suite.

S’il est un domaine où les multinationales ont été particulièrement rusées, c’est bien celui du climat. Elles ne peuvent plus dénier la réalité du changement climatique de manière crédible, donc elles y ont renoncé. Au lieu de ça, elles disent : « Oui, c’est une réalité, nous le reconnaissons. Désormais nous nous en préoccupons, nous pouvons mener le mouvement et apporter des solutions. Nous n’avons pas besoin de régulations étatiques. »

Parlez aux scientifiques, ils vous diront tous que nous aurions déjà dû passer aux énergies renouvelables hier pour empêcher des scénarios cataclysmiques, et que tout cela va nécessiter des changements massifs, conduits par les États. Parlez aux industriels des énergies fossiles, ils vous diront quelque chose de très différent, quelque chose de plus compatible avec leurs projets de continuer à profiter des énergies carbonées aussi longtemps que possible. (...)

Cette nouvelle stratégie est probablement encore plus dangereuse que le déni pur et simple. En s’affichant désormais comme « les gentils », ils embrouillent et obscurcissent la réalité de leurs intentions de manière plus subtile, usant de leur influence sur les gouvernements et dans les sommets climatiques pour s’assurer que leurs modèles commerciaux à base d’énergie fossile restent largement préservés. (...)

L’essor des géants du numérique change-t-il la nature de la multinationale ?

Lorsque l’internet et l’intelligence artificielle sont mises au service de la compulsion de générer des profits, le pire est à craindre. Certes, comme le soulignent les défenseurs de la Silicon Valley, il en résulte des innovations et des « disruptions ». Mais ni les unes ni les autres ne sont nécessairement de bonnes choses. Par exemple, les innovations des géants du numérique ont provoqué une « disruption » de la lutte contre les monopoles. (...)

Lorsqu’une plateforme comme Uber utilise la technologie pour contourner en pratique la relation d’emploi (une construction réglementaire conçue pour prémunir les travailleurs face au pouvoir largement supérieur de leurs employeurs), ils devient plus difficile de protéger les travailleurs.

La démocratie est également affectée par l’essor de la désinformation, de la haine et des discours incendiaires, qui sont magnifiés par internet et les médias sociaux. Là aussi, cela tient au cœur même du modèle commercial des géants du numérique. (...)

Les multinationales cherchent aujourd’hui à tirer profit de leur prétendu nouveau visage pour réduire l’espace démocratique, en prétendant, comme signalé auparavant, qu’elles peuvent se réguler elles-mêmes et n’ont pas besoin d’encadrement légal, et qu’on devrait leur confier la fourniture des services sociaux en lieu et place des autorités publiques. C’est coup double pour elles. D’un côté, elles font pression pour éviscérer la capacité des gouvernements à faire face aux problèmes sociaux et environnementaux, de l’autre elles montent au créneau pour qu’on leur confie les tâches que les gouvernements ne sont plus à même d’assurer à cause d’elles. Le résultat de tout ça, c’est moins de gouvernement et plus de multinationales dans nos vies et dans nos sociétés. Ce qui signifie moins de démocratie dans l’ensemble.