
Le livre du juriste et philosophe américain Bernard E. Harcourt, dont la traduction française vient d’être publiée au Seuil, s’inscrit dans la tradition des surveillance studies. Il s’agit de comprendre comment fonctionne le numérique, de déjouer ses tendances totalitaires, et ce afin de lui résister.
Il se situe dans le sillage de la pensée de Foucault, de Deleuze et Guattari, et notamment du « Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle » publié par Deleuze dans l’Autre-Journal (1990), dans lequel celui-ci écrivait : « nous entrons dans des sociétés de contrôle qui ne sont plus exactement disciplinaires (...) qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée » (...)
Le concept de société d’exposition
Le numérique nous procure une stimulation permanente, via les notifications, nous pousse à nous connecter et nous entraîne dans des agencements : nous nous couplons sans cesse à des machines, notre téléphone ou un réseau social, y trouvant plaisir et dépendance. Le phénomène numérique est caractérisé par le désir qu’il suscite et des mécanismes de contagion émotionnelle qui font que nous sommes heureux lorsque nous lisons de bonnes nouvelles sur Facebook. La référence littéraire la plus pertinente pour décrire notre dépendance à internet serait, selon l’auteur, le Soma, hallucinogène décrit par A. Huxley dans Le Meilleur des mondes.
Le concept de « machine désirante » est emprunté par B. E. Harcourt à Deleuze et Guattari (L’Anti-Œdipe) : d’une part, le désir n’aspire pas à un objet, mais recherche un agencement, « associant des sensations, des expériences, des plaisirs et des symboles » (p. 54), c’est en ce sens qu’il est machinique – et le consumérisme libère tout particulièrement les flux de désir ; d’autre part, la sexualité est partout, notamment dans le champ politique, et les masses peuvent désirer le fascisme. Le désir peut être amené à désirer sa propre répression ; « le désir est partout où quelque chose flue et coule, entraînant des sujets intéressés, mais aussi des sujets ivres ou endormis vers des embouchures mortelles » (Deleuze et Guattari, cités p. 193).
B. E. Harcourt caractérise l’ère numérique comme une nouvelle ère : une nouvelle forme de rationalité caractérisée par le modèle de la correspondance numérique ou Doppelgänger (terme qui signifie le double, en allemand, avec une connotation maléfique). Chacun s’exhibe et observe les autres, chacun est à la fois meneur et suiveur. Les techniques de recommandation développées sur internet pour suggérer à chacun des vidéos, par exemple, reposent sur l’idée d’un double numérique. (...)
Par ailleurs, l’ère numérique produit une « nouvelle forme de valeur » : chacun contribue à sa surveillance, autorisant la publicité gratuite et créant ainsi une « valeur ajoutée » (p. 109). Plusieurs critères permettent de caractériser la société d’exposition : une nouvelle forme de transparence, s’accommodant d’une déformation voulue de l’image qu’on donne de soi ; une séduction omniprésente ; une opacité relative, qui tente à faire oublier à chacun qu’il est la cible de publicités ; une authenticité virtuelle qui transforme chacun en biographe de lui-même. Enfin, une nouvelle forme de confessionnalité, permanente, mais plus légère car nous permettant d’exhiber sur les réseaux sociaux le moi idéal que nous aimerions être.
De la surveillance à l’exposition
Un des intérêts de l’ouvrage réside dans la distance que l’auteur prend avec l’idée de société de surveillance. B. E. Harcourt convoque, en effet, pour les récuser, plusieurs références que l’ère numérique semble appeler naturellement. La première est la surveillance décrite dans 1984 : si Orwell voit juste quant au développement de l’omniscience de l’État, son erreur, selon l’auteur, est de ne pas avoir vu que l’on discipline plus facilement les êtres humains en les prenant au piège de leurs passions qu’en essayant d’éradiquer le désir, comme tente de le faire Big Brother. Internet nous procure du plaisir, loin de la morosité du monde décrit par Orwell. Le deuxième modèle récusé est celui de l’État de surveillance, développé par le juriste américain Jack Balkin. Certes, la surveillance étatique est colossale et la N.S.A., l’agence de renseignement américaine, emploie l’équivalent d’une ville de 30 000 habitants. Mais si certains programmes comme Xkeyscore permettent à chacun d’accéder aux données d’un usager d’internet, la surveillance qui en découle n’est pas le fait de l’État seul, mais d’une concentration oligarchique réunissant le renseignement, la Silicon Valley, les entreprises de télécommunication, les réseaux sociaux, entre autres, dans une coopération globale (avec des intérêts communs : contrer l’espionnage d’entreprises étrangères par exemple). L’auteur rappelle quelques données instructives sur la manière dont la N.S.A. investit jusqu’à 70 % de son budget dans des entreprises privées.
Le troisième modèle récusé est, enfin, le modèle du panoptique décrit par Foucault dans Surveiller et punir. Utilisé dans certaines prisons, ce modèle de surveillance combine une tour centrale, où des gardiens sont postés, et des cellules individuelles visibles tout autour. Pour Foucault, cette surveillance a pour effet une intériorisation du regard des surveillants par les individus ; l’architecture illustre un pouvoir disciplinaire qui produit de la docilité. (...)
Or la surveillance et le spectacle sont certes présents dans la société numérique, mais s’y ajoute une dimension d’exhibition de soi. L’auteur revient également sur l’idée de sécurité que Foucault distingue de la surveillance dans la conférence « Sécurité, territoire, population » de 1978. La société d’exposition n’est pas strictement sécuritaire : le savoir que recherche la surveillance électronique est « plus riche et individualisé que celui du bio-pouvoir » (p. 96), il s’agit de rien moins que d’un pouvoir sur tous nos petits désirs. (...)
Inédite dans son fonctionnement, la société d’exposition n’est pas en rupture totale avec les modèles anciens pour autant : le pouvoir régalien utilise les drones pour des assassinats, la visibilité est recherchée par les usagers d’internet qui utilisent les réseaux comme une arène.
Une résistance à inventer
L’autre intérêt de l’ouvrage est la réflexion menée sur la subjectivité. L’auteur montre comment l’ère numérique s’accompagne d’un déclin de l’humanisme et des valeurs comme la vie privée, l’autonomie ou encore la confidentialité. La vie privée n’est plus un besoin, comme le théorise Hannah Arendt, mais quelque chose que l’on monnaye.
Le numérique se caractérise par la disparition des frontières entre État et société au profit d’un marché des données dans lequel des acteurs jouent de cette confusion pour promouvoir leurs intérêts. (...)
Se développent ainsi des « nœuds étatiques », concept emprunté à Foucault, pour désigner des modes d’intervention associés à l’État, mais qui ne proviennent pas de lui.
Une autre conséquence de l’exposition numérique est le remodelage de la subjectivité. Dans Asiles (1961), E. Goffman montre, à partir de son expérience de terrain, comment l’environnement façonne la subjectivité (...)
Les nouvelles technologies forment également notre subjectivité : privés d’espace intime, nous nous habituons à être traités comme des cibles. L’aboutissement de cette « mortification de soi » (le terme est de Goffman), qui suscite de la résistance ou de l’indifférence apparente (au nom du fait que nous n’aurions rien à cacher), serait de laisser la société d’exposition développer son emprise. Notre vie quotidienne ne ressemble-t-elle pas à celle du prisonnier sous bracelet électronique ? (...)
la démocratie paraît bien faible pour affronter les problèmes du numérique. Tout d’abord, dans la pratique, la démocratie s’accommode très naturellement d’une forme de passivité. (...)
Notre abandon de toute forme de résistance devant la capacité d’internet à capter notre attention et notre confiance prendrait appui sur cette tentation de la passivité propre à tout citoyen en démocratie, qui rend la surveillance acceptable. Mais la fragilité de la démocratie est également théorique. En effet, rares sont les auteurs qui interrogent les liens entre la surveillance et la démocratie et l’auteur montre comment, dans certains cas, les questions de surveillance sont traitées comme extérieures au champ politique. (...)
Mais la société d’exposition n’est pas plus dure que les précédentes, des possibilités d’émancipation sont toujours concevables. Dans le « Post-scriptum » précité, G. Deleuze caractérisait les sociétés de contrôle par la communication et invoquait l’art comme mode de résistance. B. E. Harcourt, lui, nous incite à cette connaissance de soi qui est une entrée dans l’éthique (car personne ne nous contraint à nous exposer dans des systèmes numériques qui nous envoient des suggestions en retour) : il faudrait pouvoir résister à la société d’exposition en admettant, pour commencer, notre rôle dans son développement.