Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Slate.fr
Les parents ne voient pas du même œil la sexualité de leur fils et de leur fille
Article mis en ligne le 25 février 2020

« Beaucoup de parents mettent en garde leurs filles contre les risques qu’elles courent, essaient de les protéger, s’inquiètent de leurs fréquentations. S’il s’agit du garçon, ils estiment qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter,“puisqu’il ne risque rien”. » Ce positionnement familial (et phallocrate) est décrit dans l’ouvrage La condition masculine, paru début 1968. Depuis, la donne a pour le moins changé.

La pilule est légale non depuis quelques mois mais depuis des années, les mineures n’ont pas besoin d’autorisation parentale pour se procurer gratuitement celle du lendemain, les élèves de collège et de lycée doivent suivre au moins trois séances d’éducation à la sexualité par année scolaire et les lycées être équipés au minimum d’un distributeur automatique de préservatifs.

De quoi réduire, dans les faits, les risques de grossesse non désirée comme d’infections sexuellement transmissibles (IST) : « Les niveaux de fécondité adolescente sont particulièrement bas en France et très peu de contaminations par le VIH se produisent parmi [les jeunes] », écrit le sociologue Michel Bozon. De quoi aussi atténuer voire dissiper les craintes, notamment parentales. En théorie.

En pratique, « la panique morale adulte » vis-à-vis de l’entrée dans la sexualité des jeunes est loin d’avoir disparu. Or le discours que tiennent les parents à leurs ados sur la vie sexuelle n’est pas exempt de stéréotypes de genre. « On observe [...] moins l’effacement du double standard moral selon le sexe que sa reformulation », indique le spécialiste des représentations et des pratiques sexuelles. Celle-ci œuvre « comme rappel à l’ordre de genre ». (...)

Si l’on parle dorénavant de sexualité aux filles comme aux garçons, on n’aborde pas tout à fait les choses de la même manière selon que l’on a un fils ou une fille. Une équipe suisse s’est intéressée en 2016 aux « perceptions et pratiques de l’éducation sexuelle informelle », celle donnée par les parents (et non l’école) à leur enfant. La définition spontanée que donnent ces parents de l’éducation sexuelle fait la part belle aux risques.

« Les premiers rapports sexuels, protégés ou pas, c’est la question qu’on se pose en tant que maman, c’est ça qui est le plus inquiétant », caractérise une mère. « C’est le physique, le fonctionnement d’un homme, d’une femme et leurs relations, les rapports humains. Se protéger, notamment contre la maternité mais aussi contre les maladies », détaille une autre. Voilà qui coïncide avec l’enquête Health Behaviour in School-aged Children (HBSC) : « Les parents ne prônent plus un interdit de la sexualité préconjugale mais plutôt un accompagnement sanitaire de ses débuts. »
Filles réglées

Or, ce dit accompagnement sanitaire se décline suivant le genre. « L’éducation à la sexualité est aujourd’hui surtout affaire de prévention et la charge repose quasi exclusivement sur les épaules des filles », plante la docteure en sociologie Élise Devieilhe, membre de l’association Épicène, qui diffuse les connaissances en sciences humaines et sociales sur le genre, les sexualités et les familles afin de lutter contre les discriminations sexistes et hétérosexistes. À l’origine de cette adresse différenciée : une focale sur le corps des jeunes filles. (...)

La consultation gynécologique annuelle des jeunes filles participe de ce phénomène, appuie la sociologue du genre, des familles et des sexualités : « C’est à cette profession médicale, construite sur la pathologisation du corps sain, puisque l’on va consulter quand on va bien, que l’on a confié la gestion de la contraception : elle agit comme une sorte de péage. C’est vraiment ritualisé et intégré par les familles. »

Ce que confirme, sur le terrain, la cheffe de projet « Éducation sexuelle » à SANTÉ SEXUELLE Suisse : lors d’une étude qui portait sur la personne prenant la responsabilité de la contraception, il est apparu que les parents se posent la question du moment auquel conduire leur fille chez la ou le gynécologue et auquel elle doit prendre la pilule. « De facto, ce parcours gynécologique donne un rôle spécifique et une responsabilité supplémentaire à la fille. C’est très clair. »
Angoisse pénétrante (...)

Dites bonjour à une répartition des rôles genrée : aux jeunes filles le care, aux jeunes garçons une plus grande (et plus acceptée) irresponsabilité, comme si les filles étaient, naturellement, plus mûres que les garçons au même âge.
Potentielles victimes

Cette éducation sexuelle différenciée n’est pas une lubie parentale hors sol. « C’est le reflet d’une société, insiste la directrice adjointe de SANTÉ SEXUELLE Suisse. Il y a tout un discours qui tend à responsabiliser les jeunes filles et femmes et qui est construit par les politiques publiques pour résoudre les problèmes sociétaux que sont les grossesses non voulues, les interruptions de grossesse, la propagation des IST, les violences sexuelles... La protection des filles ou jeunes femmes est beaucoup plus présente dans le discours des parents parce qu’elle est aussi plus présente dans les campagnes contre les abus sexuels (et à raison au vu des statistiques). »

Les revendications féministes ont –c’est heureux– permis de lever le voile sur les violences sexuelles mais elles ont aussi abouti à une institutionnalisation de mesures destinées en priorité aux femmes et « les désignant comme de potentielles victimes » plutôt qu’à une focalisation sur l’éducation au consentement de manière indifférenciée.

« Ce discours-là a créé une peur, pas forcément explicite ni réfléchie de la part des parents », accentue Caroline Jacot-Descombes. Et l’escorte sanitaire et protectrice de se transformer en chaperonnage aux relents moralistes (...)

on retrouve deux formes d’encadrement parental : « Le “contrôle strict”, où les jeunes doivent demander à chaque fois à leurs parents l’autorisation de sortir lorsqu’ils le souhaitent, ce qui en restreint évidemment la possibilité, et le “contrôle souple”, où il suffit d’informer sur ses intentions et le lieu où l’on se rend. Le premier correspond plutôt aux jeunes femmes, le second aux hommes. »
Slut-shaming

Se préoccuper de l’apparence de sa fille (pré-)adolescente est dans la même veine. On retrouve d’ailleurs de manière plus ou moins nébuleuse cette idée que les filles doivent faire attention à la manière dont elles s’habillent dans les règlements intérieurs des établissements scolaires, fait remarquer Élise Devieilhe, dont la thèse portait sur les méthodes d’éducation à la sexualité en France et en Suède :

« On place sur les filles la responsabilité du désir des garçons. Il y a des règlements explicites, d’autres où c’est plus flou, où il est écrit “tenue décente ou correcte”, mais les formules sont interprétées contre les filles et ne reposent pas de la même manière sur les deux sexes : quand les garçons sont mis à l’amende, c’est pour un jean troué, parce que c’est négligé mais pas parce que c’est sexualisé, ce n’est pas pour un décolleté ni du slut-shaming. » (...)

Côté garçon, s’il est précisé par des pères que le porno n’est pas la réalité et que des mères insistent sur le respect envers les femmes, le discours est moins soucieux. Après tout, comme le rapporte la sociologue Isabelle Clair dans l’article « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel » (Agora débats/jeunesses, 2012), « les garçons étiquetés comme “pédés” [...] ne semblent jamais avoir de petite amie ou sont “puceaux” à un âge considéré comme trop avancé » ; en miroir, cela signifie que la sexualité active est perçue comme virile et valorisée, par les jeunes et la société dans son ensemble.

« Dans les débuts sexuels des hommes, ce qui domine, c’est l’aspect d’apprentissage individuel et de découverte de soi, avec un certain détachement pour les conséquences à l’égard de la partenaire, synthétise Michel Bozon. Ce sont les femmes qui sont chargées de les “civiliser”. » Aborder la sexualité sous le prisme du risque, c’est donc surtout prendre celui de perpétuer les stéréotypes de genre.