
Ce passage en revue des « prix Nobel » français montre que la prétention des économistes dominants à faire de la science indépendamment de tout présupposé idéologique, est un leurre. Cette prétention explose lors de la remise du prix, comme si celle-ci libérait une parole longtemps contenue.
Le coming out des lauréats révèle ainsi les liens inextricables qui unissent la « science économique » officielle et l’apologie du système réellement existant. Ces travaux nous infligent une forme symbolique de torture, en nous plongeant « dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Et, pour continuer à citer Marx et Engels, la science économique bourgeoise « fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ».
Jean Tirole a reçu en 2014 le prix de la Banque de Suède en sciences économiques (baptisé « prix Nobel » d’économie[1]). C’est le troisième français à obtenir cette récompense après Gérard Debreu en 1983 et Maurice Allais en 1988. On peut en déduire que ces trois prix récompensent une certaine tradition de la science économique française. Ils ont en tout cas un point commun, à savoir un usage intensif de la mathématisation qui permet de prétendre à l’objectivité scientifique. Mais, pour chacun d’eux, cette consécration s’accompagne d’une sorte de coming out où ils dévoilent les biais idéologiques qui se trouvent au fondement de leurs savants modèles.
BatesClarkIl n’est pas inutile de revenir sur une citation tout à fait éclairante de John Bates Clark, l’un des fondateurs de la théorie néo-classique de la répartition. En 1889, il écrivait ceci : « Les travailleurs, nous dit-on, sont en permanence dépossédés de ce qu’ils produisent. Cela se passe dans le respect du droit et par le fonctionnement normal de la concurrence. Si cette accusation était fondée, tout homme doué de raison devrait devenir un socialiste, et sa volonté de transformer le système économique ne ferait que mesurer et exprimer son sens de la justice ». Pour répondre à cette accusation – qui fait clairement référence à la théorie marxiste de l’exploitation – il faut, explique Clark « entrer dans le royaume de la production. Nous devons décomposer le produit de l’activité économique en ses éléments constitutifs, afin de voir si le jeu naturel de la concurrence conduit ou non à attribuer à chaque producteur la part exacte de richesses qu’il contribue à créer[2] ».
Depuis lors, la science économique officielle a bifurqué, rompant avec la tradition de l’économie politique classique et adoptant un paradigme emprunté à la science physique du XIXe siècle[3]. Elle se réclame d’une méthodologie objective et pousse les hauts cris chaque fois que sa neutralité est remise en cause. C’est le grand écart qui existe entre cette prétention et les croyances profondes que l’on va chercher à illustrer à partir de « nos » « prix Nobel » français.
Gérard Debreu
Le premier français à obtenir le « prix Nobel », en 1983, est Gérard Debreu (1921-2004) même s’il travaillait aux Etats-Unis et y avait été naturalisé. Ses travaux ont principalement porté sur la théorie de l’équilibre général et ont abouti à deux résultats essentiels : 1) l’équilibre existe et : 2) c’est un optimum (...)