
A l’ombre des luxueux châteaux du Bordelais se cachent une pauvreté et une injustice saisissantes. C’est ce que révèle une enquête de la journaliste Ixchel Delaporte. Les saisonniers qui s’échinent dans la vigne, indispensables à la bonne tenue d’un grand cru, sont sans cesse plus précarisés. Les habitants les plus pauvres – chômeurs, mères célibataires, malades des pesticides... – ne voient pas les retombées économiques du négoce et du tourisme. Pire : ils doivent se rendre invisibles. Les raisins de la misère, titre du livre écrit par la journaliste, révèle aussi le lobbying des grands domaines pour conserver leurs privilèges, notamment fiscaux. Entretien.
(...) Ixchel Delaporte [1] : Identifié par l’Insee en 2011, ce « couloir de la pauvreté » forme en réalité un croissant qui contourne Bordeaux et son agglomération par le nord-est [2]. Ce couloir est empli de vignes, celles des grands crus et des châteaux. Au nord, on trouve par exemple le très connu Château Lafite Rothschild [dont les bouteilles s’arrachent jusqu’à 1000 euros pièce, ndlr], un peu plus loin, le long de la Garonne, la région de Saint-Émilion, et plus au sud, vers la fin du couloir, le Sauternais…
Au milieu de ces hauts lieux du luxe vivent des gens dont les taux de pauvreté individuelle sont si élevés qu’ils sont comparables à ceux des régions les plus pauvres de France : le Nord-Pas-de-Calais et le Languedoc Roussillon. Dans certaines petites villes ou villages, le taux de chômage atteint 25 %, les taux de RSA sont parfois supérieurs à 30 %, et les familles monoparentales sont très nombreuses. On trouve également des personnes qui sont en situation de grande pauvreté et qui ne sont même pas dans les radars des institutions ! Je pense notamment aux travailleurs saisonniers étrangers sans-papiers, de plus en plus précaires, du fait de l’augmentation de la sous-traitance des travaux viticoles.
Vous parlez, à propos de cette augmentation de la sous-traitance, de « professionnalisation de la précarité ». Pourquoi ?
La proportion de saisonniers est de plus en plus élevée parmi les travailleurs de la vigne. (...)
La situation de ces prestataires de service est d’ailleurs florissante, avec une progression de leur chiffre d’affaire qui va jusqu’à 20% par an. En général, ces entreprises emploient de la main d’œuvre non qualifiée et facile à exploiter : les Sarahouis, les Marocains, les latino-américains arrivent dans cette région par le bouche à oreille. Ils sont de plus en plus nombreux. En général, on ne leur demande pas de papiers. Ces pratiques créent une concentration de travail mal payé, exercé dans l’illégalité.
Les marchands de sommeil profitent bien de ces précarités extrêmes. Ils louent aux hommes, puis à leur famille, des maisons vétustes, nombreuses dans les centres villes à l’abandon. J’ai constaté cela en particulier dans la ville de Pauillac, la Mecque des vins du Médoc. Dans les villages plus éloignés, j’ai vu des gens qui vivent dans de vrais taudis, avec de la terre battue au sol, et des poêles à bois défectueux pour chauffer l’unique pièce de l’habitation. Les enfants qui vivent dans ce genre de logis sont malades en permanence. (...)
La situation géographique de Bordeaux, ville portuaire, a entraîné un modèle économique viticole unique en France, où le vin est devenu très tôt un business. Le port de Bordeaux attire les négociants anglais dès le 12ème siècle et la concentration foncière viticole s’amorce dès le 13ème siècle ! Plus tard, ce sont les négociants hollandais qui s’installent à Bordeaux. Au 17ème, ils établissent un système de vente des vins qui tient encore aujourd’hui, appelé « la Place » et qui réunit propriétaires, négociants et courtiers. Les riches propriétaires cherchent à augmenter leur capacité de production. Peu à peu les paysans et les journaliers deviennent dépendants des grandes propriétés qui, en échange du gîte et du couvert, les emploient comme des hommes à tout faire. Dans le cadre du commerce triangulaire, au 18ème siècle, qui organise la déportation de milliers d’esclaves Africains, le vin devient une monnaie d’échange très facile à transporter et à conserver. Bordeaux devient à cette époque le premier port commercial de France.
Aujourd’hui comme hier, les courtiers fixent le prix du vin avant même qu’il ne soit mis en bouteille.(...)
Les travailleurs de la vigne sont dehors qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il fasse 40°C. Beaucoup de saisonniers évoquent des cadences de plus en plus importantes, parfois l’absence de pauses et de fourniture d’eau. Dans des cas plus rare, il arrive que des saisonniers étrangers ne soient même pas rémunérés.
Les propriétaires de vignes prestigieuses ne produisent pas que des « grands crus ». Certains d’entre eux ont même fait fortune grâce à la vente de vins bas de gamme...
Tout a fait. C’est le cas du groupe Castel par exemple, qui a bâti sa fortune sur la vente de vins bas de gamme à 2 ou 3 euros la bouteille, étiquetés du Bordelais. Les consommateurs de ce genre de vin sont généralement en situation de grande précarité. Le groupe Castel possède plusieurs châteaux, dont le château Beychevelle dans le Médoc, quatrième cru au classement de 1855. En fait, les alcooliers se cachent derrière les grandes marques de vins associées au plaisir et au luxe, et utilisent cette image pour vendre 90 % de l’alcool. (...)