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La vie des idées
Les sciences sociales face au désordre
Article mis en ligne le 21 décembre 2021
dernière modification le 20 décembre 2021

Comment les sciences sociales peuvent-elles penser le désordre constitutif d’une société ? Comment écrire sur des groupes marqués par une « mauvaise réputation », et qui refusent d’être un objet de savoir ? Tel est le défi que lancent les Toubou du Tchad aux chercheurs.

On sait que le Sahara n’est pas désert : Julien Brachet et Judith Scheele avaient déjà montré dans leurs précédents travaux que, loin d’être une barrière ou une frontière, le Sahara est un espace connecté et central dans l’économie régionale. Avec The Value of Disorder, le géographe et l’anthropologue nous emmènent à Faya, une oasis située à mille kilomètres au nord de la capitale du Tchad, N’Djamena. Le livre allie un travail ethnographique exceptionnel à une réflexion théorique sophistiquée sur le rapport à l’histoire et la valeur du désordre. (...)

Les questions posées à partir du Sahara tchadien constituent aussi une invitation à reconsidérer nos façons de travailler. Comment enquêter sur des groupes qui résistent délibérément aux tentatives d’établir leur histoire ? Comment penser le désordre quand les sciences sociales ont été façonnées par la recherche d’un ordre ou d’un équilibre dans toute société ? Comment, enfin, écrire sur des groupes qui ont déjà fait les frais de leur « mauvaise réputation » ?

Imprévisibles et insaisissables

The value of Disorder n’est pas un livre qui pourrait se résumer en une formule, mais une monographie sur Faya qui nous plonge dans son économie, sa politique, le rapport de ses habitants au passé, à l’État, leurs conceptions de ce qu’est une bonne vie et une bonne personne. Les auteurs s’attachent à montrer la place singulière de cette oasis dans le monde saharien, en commençant par son histoire mouvementée depuis la période pré-coloniale (...)

Voir Faya de chez les femmes

L’une des forces et des originalités de ce travail est de voir Faya du côté des femmes et des hommes. Les deux chercheur·e·s, une anthropologue et un géographe, ont exploré ensemble un même terrain en ayant accès l’une à la sociabilité féminine, l’autre à la sociabilité masculine. L’entrée par le monde des femmes ne permet pas seulement de compléter les savoirs sur Faya et le Sahara en ajoutant les femmes à une histoire qui a surtout été racontée par des hommes. La perspective des femmes permet de redéfinir radicalement ce que l’on croyait savoir sur cet espace.

Dans une région marquée par la succession des rébellions et qui n’a jamais connu de moments de paix, la violence est structurante. Le recours aux armes, dans l’armée ou la rébellion, est réservé aux hommes. En étudiant la violence des femmes, l’ouvrage va au-delà de la violence comme stratégie ou moyen de parvenir à une fin. La violence est pensée comme un élément central dans les définitions intimes de soi et les conceptions morales et politiques. (...)

Les sciences sociales face au désordre

Les différents chapitres du livre sont unis par le souci constant de relire en termes positifs ce qui jusque-là a été analysé comme des absences ou des échecs. Les auteurs ont développé « un vocabulaire conceptuel qui permet de décrire la sociabilité Toubou en termes positifs plutôt que négatifs » (p. 33). Associée à une critique du biais fonctionnaliste, cette démarche correspond à un courant de fond dans les sciences sociales qui consiste à aller au-delà des supposés manques pour définir et étudier ce qui est – plutôt que ce qui n’est pas. Dans cette perspective, l’ordre n’est pas la situation sociale par défaut ; le désordre n’est pas une parenthèse qui viendrait interrompre l’ordre des choses : il appartient à la société. (...)