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Les sondologues, piliers de l’éditocratie
Article mis en ligne le 10 juillet 2017

Une des évolutions notables de l’espace médiatique au cours de ces trente dernières années a consisté dans la généralisation et l’intensification des usages médiatiques de ces lunettes très spéciales appelées sondages, lunettes dont les producteurs, les sondeurs et leurs « instituts », se servent pour contribuer collectivement, et de plus en plus, à influencer, « l’opinion publique ».

Se faisant, ils ne procèdent pas à de simples et objectives opérations de mesure, mais ils tendent aussi à imposer leur vision de l’espace social, et participent de ce fait à l’élaboration de cette forme de discours que Pierre Bourdieu et Luc Boltanski qualifiaient en 1976 d’« idéologie dominante » [1] par laquelle « la fraction dominante de la classe dominante livre sa philosophie sociale ». Rien de surprenant à cela, tant est forte l’homogénéité de leur formation – qui est aussi celle de nombre de détenteurs des pouvoirs politique, économique et médiatique – et de leurs parcours professionnels. (...)

Ce travail d’imposition de problématiques ou de pseudo-problématiques au moyen des sondages est un travail collectif accompli, dans une étroite relation de concurrence et d’obligations réciproques avec les acteurs des mondes politiques et médiatiques, par un clergé composé de pseudo-savants couramment appelés « sondeurs ». Ces sondeurs (qui sont, à bien des égards, à la connaissance du monde social ce que sont les alchimistes à la chimie ou encore ce que sont les astrologues à l’astronomie) sont de facto des prescripteurs d’opinions, devenus médiatiquement omniprésents depuis trente ans, tout en étant les agents d’une industrie à but (très) lucratif dont les sondages politiques ne sont que la partie émergée et la vitrine de prestige : celle des enquêtes d’opinion à visées commerciales menées auprès des consommateurs (...)

Nous avons identifié 20 sondeurs (ou ex sondeurs) [4], médiatiquement actifs en 2017, qui ont occupé ou occupent méthodiquement l’espace médiatique et cela avec des fréquences d’apparition variables au cours de la carrière de chacun d’entre eux et d’un individu à l’autre.

 Notons tout d’abord que ce groupe est à 90 % composé d’hommes… [5]

 Quasi-ventriloques des pouvoirs, ils sont 55 % à avoir étudié dans l’une des leurs plus prestigieuses écoles qui contribuent à la reproduction de la noblesse d’État (et des idées-reçues) : Sciences-po Paris [6]. Ils sont également 25 % à être passés par un « Sciences-po » provincial [7].

Ainsi, ce sont donc 80 % de nos sondeurs qui sont labellisés « Sciences-po », ce qui explique en grande partie cet « air de famille » (sociale et « intellectuelle ») qui émane d’eux. Tout comme cette formation commune explique qu’ils semblent interchangeables dans leur manière de contribuer à mettre en paroles, en chiffres et en courbes les priorités, les préoccupations et les « solutions » de leurs ex-condisciples occupant des positions de pouvoir dans les champs économiques, politiques et médiatiques. (...)

Parmi ces savants d’opérette, il en est un dont la trajectoire, l’accumulation de ressources et la multi-positionnalité constituent une illustration « idéale » de ce type de personnage social dont la fonction principale consiste à faire percevoir et accepter dans l’espace médiatique comme étant évidents les préoccupations et les mots d’ordre des différentes fractions de la classe dominante dont ils sont des membres actifs.

Stéphane Rozès a, en trois décennies, construit un curriculum vitae qui lui permet de jouer sa petite musique dans presque tous les médias et lieux de pouvoir. (...)

Cet ancien militant de la LCR et du MDC, qui, comme Le Monde le rappelait en 2011, « a travaillé sur toutes les cases de l’échiquier politique, pour Philippe De Villiers comme pour les communistes » est avant tout un entrepreneur qui a mieux réussi encore que d’autres à faire passer les préoccupations de ses clients, les chiffres qu’il leur a vendus, les « analyses » qu’il en a faites et ses propres effets de manche pour des assertions d’apparence scientifique – ce qui fait de lui un véritable mime Marceau des chercheurs en sciences et sociales. (...)

Ce rôle des sondages et des sondeurs, les usages que les médias font des sondages et la place qu’ils accordent aux sondeurs, s’inscrivent dans un mouvement général qui a été mis en évidence il y a bientôt 24 ans par Pierre Bourdieu [19] :

« Nous sommes entrés dans l’ère de la démagogie rationnelle ou rationalisée. La logique du plébiscite, qui est celle du sondage ou de l’interview de télévision à chaud, ou de l’audimat, ou de l’enquête de marketing commercial ou politique, peut reconduire aux formes les plus primitives de la barbarie, contre laquelle toutes les institutions démocratiques, parlementaires et judiciaires notamment, ont été construites. »