
Elles sont ridées et immobiles, dans leurs fauteuils, on voit leurs veines souvent, aux mains, le monde leur est devenu lointain, hormis le chat, le jardin, la présence quotidienne de leurs « aides », la jeunesse qui entre dans cet univers fragile et sommeillant.
Elles sont vieilles : il faut avoir beaucoup d’années, à notre époque où l’on se veut « jeune » indéfiniment, pour pouvoir entrer dans la catégorie des « vieilles dames » - les « vieux messieurs » sont rares. Beaucoup d’années, un affaiblissement indéniable, le début au moins d’une dépendance, une vulnérabilité.
L‘existence tient à un fil, au souffle du présent, il n’y aura plus de projets, il n’y a plus que l’être, une petite racine nue qui persiste avec une vie incroyable.
Les vieilles dames m’ont appris beaucoup, elles que l’on pourrait croire déjà de l’autre côté de la vie et qui donnent leur présence à qui veut en respirer le parfum léger.
Mérotte
C’est une vieille dame des années cinquante. Née vers 1860. Une vieille dame très vive, qui lavait à grande eau le balcon
Qui avait un trésor : une boîte à couture et de très grands ciseaux ; un peigne en ivoire, une ou deux robes noires et c’est tout. Elle portait comme un chapeau une perruque vaporeuse et blanche, elle disait, « Il faut qu’une femme soit coquette mais pas trop ». Elle disait cela je m’en souviens, dans l’ouverture de sa chambre, à moi petite fille. Elle faisait les tartines du goûter, elle n’arrivait pas à enfiler ses aiguilles de fil – était- ce possible ? elle m’a appris à lire les lettres sur un petit canevas brodé en rouge.
Elle est morte un jour d’été, j’étais en vacances à la plage, à Cassy. Je me souviens de ses mains, de son nom, de sa présence : Mérotte
Jeanne
Près des baies vitrées de sa véranda je l’ai vue. Une vieille amie de ma mère. Sa vie m’avait toujours paru grise, celle que je n’aurais pas voulu avoir. Je suis allée la voir pour faire une bonne action, un peu sollicitée : tu n’irais pas voir cette pauvre … Bon.
Mais Tatie Jeanne était tout attention . J’entends sa voix flûtée, je vois ce regard gris. Un sentiment de repos m’a prise. Et toi comment vas-tu ? me dit – elle. Est- ce que personne me demandait vraiment à cette époque comment j’allais, autrement que dans l’attente de la réponse convenue qui débarrasse de tout approfondissement. J’ouvris mon cœur à demi mot, mais un demi mot que l’on écoute vaut de bien grands discours qui tombent dans le vide, et puis je l’écoutai. Au bout d’une heure de douceur sans tapage, j’étais revenue de mon naïf préjugé à propos des vieilles dames et j’avais un peu honte de ma suffisance.
Plus tard, à plus de 100 années de sa naissance, elle n’était plus chez elle mais sur le lit d’une chambre luxueuse et anonyme. Elle attendait la mort, elle avait vu mourir presque tous ceux qu’elle avait aimés, qui étaient jeunes quand elle ne l’était déjà plus, elle était révoltée. Je lui ai offert pour Noël une carte qui montrait une allée bordée d’arbres et au bout une belle maison. Elle m’a remerciée avec effusion. Elle est morte quelques semaines après.
Andrée
Je ne l’avais pas revue de longtemps. Elle était assise sur son canapé avec son chat. Mon Dieu, me dit- elle, il souffre de ne plus sortir, alors j’ai redoublé de caresses et nous nous entendons ; le chat lui léchait la main. Elle me dit : cela fait si longtemps que je ne vous avais pas vue, cela me fait plaisir, et me raconta sa vie, ses rencontres, ses visites : un peu trop, elle n’est jamais seule. Et puis ses aides sont gentilles, elles lui parlent, parfois ça ne la passionne pas : DSK toujours…Elle a un regard étonnamment clair dans un visage émacié, j’écoute le timbre de sa voix, je le reconnais comme un pas. Je l’écoute longtemps. Une de ses amies vient de mourir, elle pense à elle, comme elles ont ri quand elles sortaient ensemble avec une autre amie dans leurs jeunes quatre-vingts ans ! Et puis son infirmière arrive, je la quitte, et, sur le seuil ou presque elle me dit :
Et ce petit cœur, pour qui bat- il ?
Je réponds en riant : eh bien…pour mes amis.
Mais à vrai dire, j’ai les larmes aux yeux. Pour la question. Pour la réponse.
Paulette
Celle- ci aussi c’est une vieille dame, elle a près de cent ans, elle me dit :
Quand même tant d’années, c’est beaucoup, pourtant je me sens jeune, je n’y crois pas.
A d’autres moments elle dit : C’est trop, vieillir comme ça, c’est trop d’années.
Elle passe quelques semaines en aout dans une maison de retraite, à chaque visite elle me demande : c’est quand que je rentre chez moi ? Tu sais ici ils sont un peu « toc toc »,ils entrent dans ma chambre, ils se trompent. Heureusement que tu es là pour défendre mes intérêts.
Parfois les mots lui échappent, avec coquetterie elle trouve un substitut parfois insolite mais énoncé avec un grand naturel.
Je prends congé des soignants, elle a pris un sac et de façon très mondaine commence les salutations. Mais non lui dis- je, toi, pour aujourd’hui, tu restes là.
Je lui prends la main, elle aime bien. Elle me regarde et sourit.
Et puis elle me demande : Il y a quelqu’un pour te consoler ?
Vraiment il n’y a que les vieilles dames pour se préoccuper de l’état de mon cœur.
Léonie
Léonie n’était pas tout à fait une vieille dame mais elle était très pauvre, ça ajoute des ans : noueuse et voûtée, plus ou moins ramasse- poubelle, on disait « chiffonnière ». Elle était pourtant reçue comme une connaissance chez mes grands- parents un peu bourgeois.
Elle avait un « don » pour guérir les brûlures, un don hérité de sa mère : elle disait à toute allure une prière incompréhensible et secrète et mettait sa salive sur la plaie, et peu après il n’y avait plus trace. Cela ouvre l’esprit d’être témoin d’un petit miracle ordinaire. Pour ma communion elle m’a offert une petite boite en bois doré, peinte de délicats motifs en losanges, objet précieux venu du cœur.
Quand j’étais petite les vieilles dames étaient pour moi des sphinx :
Mme Gautreau, toujours à sa fenêtre comme une sorte de perroquet peu bavard, Mme de Lassa qui avait un visage très blanc et très plaintif, elles vous embrassaient en laissant sur vos joues des traces humides, j’étais ébahie par leurs rides ; je croyais qu’on appelait « rentes » les rides du dessous du cou et je me disais, tandis que se déroulait le va et vient sans surprise des conversations en visite : vraiment, cette dame, elle a beaucoup de rentes !
Aujourd’hui pour moi les vieilles dames n’ont pas d’âge. Elles ont un visage en dessous du visage, un visage qui ne compte pas d’années et elles sont souvent d’une grâce étonnante : Marguerite, Jeanne, Andrée, Paulette, Yvonne, Léonie, Louisette…
J’égrène leurs noms sur le fil de l’intemporelle féminité où elles ont pris place avant moi, elles ne me parlent pas forcément de la mort, tout autant de l’enfance que l’on rencontre parfois après beaucoup d’années…sans pour autant y tomber !