
« Dormir chez les rebelles coûte 50$ par nuit ; une voiture, 250$ par jour. Vous ne pouvez payer ni une assurance – 1000$ par mois – ni un fixeur. Vous êtes seul. »
Voilà plus d’un an que je lui envoie des articles à la pige. Pour lui, j’ai attrapé la typhoïde et reçu une balle dans le genou. Aujourd’hui, mon rédacteur en chef a regardé les infos et a pensé que je faisais partie des journalistes italiens qui ont été kidnappés. Il m’a envoyé un e-mail : « Si tu trouvais une connexion, pourrais-tu tweeter ta captivité ? »
Le même jour, dans la soirée, j’ai retrouvé le camp rebelle où je vivais, au beau milieu de cet enfer qui s’appelle Alep, et dans la poussière et la faim et la peur, j’ai espéré trouver un ami, un mot compatissant, un geste tendre. Au lieu de ça, je n’ai trouvé qu’un autre e-mail de Clara, qui passe ses vacances chez moi en Italie. Elle m’a déjà envoyé huit messages « Urgents ! ». Aujourd’hui elle cherche ma carte de spa, pour se faire masser gratuitement. Les autres messages dans ma boîte de réception ressemblaient à ça : « Excellent, ton article aujourd’hui ; aussi excellent que ton livre sur l’Irak. » Malheureusement, mon livre ne parlait pas de l’Irak, mais du Kosovo.
Du reporter freelance, les gens gardent l’image romantique d’un journaliste qui a préféré la liberté de traiter les sujets qui lui plaisent à la certitude d’un salaire régulier. Mais nous ne sommes pas libres, bien au contraire. Rester en Syrie, là où personne ne veut rester, est ma seule chance d’avoir du boulot. Je ne parle pas même d’Alep, pour être précise. Je parle de la ligne de front. Parce que les rédacteurs en chef, en Italie, ne veulent que le sang et les « bang bang » des fusils d’assaut. (...)
Vous vous retrouvez seul en terre inconnue. Les rédacteurs en chef sont bien conscients que rémunérer un article 70$ vous pousse à économiser sur tout. Ils savent aussi que si vous êtes sérieusement blessé, une partie de vous espère ne pas survivre, parce que vos finances ne vous permettent pas d’être blessé. Mais ils achètent l’article, même quand ils refuseraient d’acheter un ballon de foot Nike fabriqué par des enfants pakistanais. (...)
. La crise que les médias traversent est une crise du média lui-même, pas du lectorat. Les lecteurs sont toujours là, et contrairement à ce que croient beaucoup de rédacteurs en chef, ce sont des gens intelligents qui demandent de la simplicité sans simplification. Ils veulent comprendre, pas uniquement savoir.
Chaque fois que je publie un témoignage de guerre, je reçois une douzaine d’e-mails de personnes qui me disent : « Ok, bel article, tableau saisissant, mais je voudrais comprendre ce qu’il se passe en Syrie. » Et j’aimerais tellement répondre que je ne peux pas proposer d’articles d’analyse, parce que les rédactions vont simplement le survoler et me dire : « Tu te prends pour qui, gamine ? » - malgré mes trois diplômes, mes deux livres et mes dix années passées à couvrir des guerres, d’abord comme enquêtrice humanitaire puis comme journaliste. Ma jeunesse, au passage, s’est volatilisée quand des morceaux de cervelle m’ont éclaboussée. C’était en Bosnie. J’avais 23 ans. (...)