
Alors que l’actualité nous présente souvent des personnalités politiques conjuguant les références à leur foi chrétienne et un goût prononcé pour le libéralisme dérégulé, le discours de Jésus s’inscrit dans une perspective complexe, entre reconnaissance de la propriété et mépris de l’argent.
Dans son adaptation de L’Evangile selon Saint-Matthieu, le cinéaste et écrivain italien Pier Paolo Pasolini nous présente un Jésus peu en phase avec l’image véhiculée par les cours de catéchisme. Il fait du Christ un homme pressé, parlant sèchement à ses apôtres en se retournant à peine par-dessus son épaule. Le Messie des chrétiens apparaît également comme un tribun impitoyable, balayant les foules d’un regard noir. Si le verbe est celui que retranscrit le célèbre évangéliste, le ton, particulièrement offensif, tranche avec celui qu’on imagine habituellement à la lecture du Nouveau Testament. (...)
Et si Jésus avait fait l’éloge de la spéculation financière ?
Alors, faut-il voir dans Jésus un adversaire de la finance ? Faire des Evangiles, celui de Matthieu, de Marc, Luc ou Jean, le bréviaire de toute les révolutions socialisantes à venir ? Charles Gave, économiste, essayiste, fondateur du think tank « L’institut des libertés », et auteur d’un livre intitulé Un libéral nommé Jésus, n’est pas de cet avis. Lui aussi a bien lu qu’il était impossible de servir à la fois « Dieu et l’Argent » (ou « Mammon » selon les versions) mais il en tire une autre interprétation : « Ce qui est condamné ici, c’est le fait d’envisager l’argent, les biens matériels comme une fin en soi. On n’aime pas un marteau en soi, on ne doit pas non plus aimer l’argent d’une telle manière, c’est tout. »
Pour l’intellectuel libéral, les Evangiles ne dénoncent pas la propriété privée, bien au contraire, il y voit un éloge de la spéculation : « Ce qui est marqué du sceau de l’infamie dans la Bible, c’est le manque de risque. Les intérêts sont autorisés dans les Evangiles, la parabole des talents le montre bien ! »(...)
Il est à noter que l’enseignement littéral qu’en tire Charles Gave de cette parabole n’a pas cours au Vatican. Dans une homélie prononcée à l’occasion de la béatification de Charles de Foucauld en 2005, le cardinal José Saraiva Martins en fournissait quant à lui cette explication : « Tout ce que nous sommes et tout ce que nous possédons, nous devons l’engager et le mettre au service du Seigneur et de notre prochain, en un mot, le transformer en charité ! »
Mais justement, Charles Gave conteste l’ampleur parfois conférée à ce principe de charité. On doit, selon lui, ramener ce dernier aux proportions de l’individu : « Dans les Evangiles, Dieu ne sait compter que jusqu’à un. Il n’y a pas d’idée de collectif, du coup pas de redistribution. Individuellement, on peut pratiquer la charité mais nul n’y est tenu. » Le penseur libéral célèbre l’acuité économique de la Bible : « C’est le seul livre religieux où il n’y a pas d’erreur économique. Ce que dit Jésus au sujet du don que fait la veuve pauvre au Temple évoque très bien ce qu’on appelle aujourd’hui la valeur marginale. » (...)
Certains passages évangéliques semblent pourtant traduire un mépris christique, sans retour, de l’argent, et des biens privés. L’épisode de la « purification du Temple » condamne l’immixtion de la marchandisation et du sacré. Jésus renverse alors les comptoirs des changeurs et les sièges des marchands de colombes présents sur place et qu’il blâme de faire d’une « maison de prière (…) une caverne de bandits » (Evangile selon Saint-Matthieu, 21 : 12-13).
Une autre confrontation a connu une postérité énorme, peut-être grâce à l’image, pour le moins inattendue, utilisée. Alors qu’un notable demande à Jésus ce qu’il doit faire pour s’assurer de la vie éternelle, celui-ci lui répond qu’en plus de respecter le Décalogue, il lui faut abandonner ses biens. Devant l’air désespéré qui se peint alors sur le visage de son interlocuteur, il s’écrie : « Car il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ! » (...)
Jésus collectiviste...
Le père Jean-Claude Brau, prêtre et bibliste (c’est-à-dire éxégète de la Bible), connaît très bien ce passage lui aussi. Et il ne partage pas les vues de Charles Gave : « Franchement, quand on voit que la première réaction de Jésus c’est de dire : « Vends tout ce que tu as et distribue-le aux pauvres », il me semble que le texte invite à être compris dans un sens strictement économique. » Pour ce spécialiste de la Bible, le Nouveau Testament marque justement une rupture avec les conceptions de l’Ancien Testament autour de la question du rapport à l’argent :
« Dans l’Ancien Testament, il y a deux dimensions : la richesse peut être le signe de la bénédiction divine ou, au contraire, constituer une mise en garde. Dans le livre de Job, la fortune de celui-ci est décrite comme hors de proportions. Et cette richesse matérielle est le signe de la bénédiction de Dieu, comme le sont le nombre de ses enfants, et ses qualités morales. Mais il y a d’autres textes dans l’Ancien Testament qui vont dans une autre direction. Dans le livre d’Amos, par exemple, le comportement des riches est dénoncé. »
Ce savant équilibre entre une relation apaisée, voire célébrée religieusement à l’argent et un avertissement à l’endroit des conduites qu’il peut induire bascule avec le Nouveau Testament dans le sens d’un discours plus radical :
« Si on s’arrête sur l’impossibilité de servir à la fois Dieu et Mammon, on remarque que parler d’argent en utilisant le nom d’une idole montre qu’on considère que l’argent capte toutes les ressources, notamment spirituelles, d’un individu. D’une certaine manière, on dit qu’il n’existe pas de relation raisonnable à l’argent car celui-ci menace de prendre le pas sur Dieu. Si on rapproche ce passage de la réponse faite au notable ou des Béatitudes dans la version qu’en donne Saint-Luc où Jésus dit « Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous » avant d’ajouter dans la suite du sermon « Mais quel malheur, pour vous, les riches », on voit que l’argent n’est bon que s’il est partagé. » (...)
Il apparaît dans les Evangiles que tout ce petit monde composé de Jésus-Christ et des siens se situe finalement loin des schémas économiques. Dans l’Evangile selon Saint-Luc (8 : 1-3), on en apprend ainsi plus sur leur existence. Il est fait mention de Marie-Madeleine, de Jeanne et de Suzanne et de « beaucoup d’autres » femmes qui « les servaient en prenant sur leurs ressources ». De quoi entretenir un rapport plus distant avec la question de la propriété privée.