
Le 5 décembre 2018, Le Monde Diplomatique publiait une réactualisation de la carte « À Paris, les lieux de pouvoir », initialement parue dans le numéro « Où se cachent les pouvoirs ? » du bimestriel Manière de voir [1]. De quoi méditer sur la ghettoïsation de « l’ouest parisien », ce territoire perdu de la République où se côtoient les sièges des hauts lieux de la finance et de l’entreprise, ceux de certains grands médias et des institutions nationales, les hôtels les plus prestigieux et les clubs privés, ou encore, les sièges de quelques partis politiques.
Le petit plus de cette nouvelle publication ? Y figurent les tracés des parcours traditionnels des manifestations parisiennes, mis en comparaison avec les lieux où se sont rassemblés les gilets jaunes les 24 novembre et 1er décembre. Cette carte très significative, et dont les données sont publiques, aurait pu nourrir les réflexions que certaines rédactions ont eues – à juste titre – dès le début des manifestations à Paris : « en quoi les mobilisations des gilets jaunes sortent-elles des sentiers battus ? » Mais les réactions, extrêmement virulentes, de quelques hauts gradés de la profession furent tout autres. Point de réflexion : dans le contexte des violences qui ont émaillé les manifestations des gilets jaunes, cette carte ne serait rien de moins… qu’un « pousse-au-crime » (de lèse-majesté) !
Jamais les grands pontes du journalisme dominant ne se seront autant intéressés à une publication du Monde diplomatique. Et c’est dans un concert fracassant d’indignations (et d’insultes) que certains ont accueilli la republication de la carte parisienne des lieux de pouvoirs. (...)
La grande majorité des cris d’orfraie se sont fait entendre sur Twitter les 6 et 7 décembre. Visé par une plainte pour agression sexuelle de la part d’une ex-consœur de LCP [2], l’animateur Frédéric Haziza se permet de faire des leçons de bonne tenue avant de traiter les journalistes du Monde diplomatique de… « cerveaux malades » : (...)
La tout aussi respectable Caroline Fourest, dont le sens de la mesure n’a d’égal que son amour de la vérité et le respect de la déontologie, se lâche :

Et en propos de caniveau, Caroline Fourest s’y connaît.
C’est peu dire si Twitter permet aux grands esprits de se rencontrer : un peu plus tard, c’est Mohamed Sifaoui, super expert médiatique en terrorisme, qui revient à la charge en joignant l’insulte à la leçon de professionnalisme : (...)
Et en… professionnalisme, Mohammed Sifaoui s’y connaît [3]...
C’est avec étonnement que nous constatons combien insulter (voire animaliser) des journalistes (ce que ne manquent jamais de condamner les journalistes) peut être finalement une pratique répandue chez… les journalistes eux-mêmes ; et qu’elle a même parfois (mais parfois seulement) bonne presse ! (...)
C’est tout juste si les journalistes n’ont pas qualifié cette information d’appel au meurtre. (...)
Bref, entre « liste de dénonciation » selon Quentin Girard de Libération et « irresponsabilité crasse » selon le journaliste au service politique du Figaro, Arthur Berdah, on peut dire que la profession n’a pas digéré cette carte. Il ne manquait plus que la plume d’Abel Mestre, journaliste au Monde, pour recourir à l’arme de disqualification massive (toujours sur Twitter) : « Marrant, le Printemps français avait fait la même pendant la manif pour tous ». Avant de persister : « Je dis juste qu’une rédaction confortable aux prétentions révolutionnaires ne fait que singer ce que les ultras de droite avaient lancé il y a 5 ans. Simple constat. », et de signer le constat : « Les postures radicales depuis son salon confortable, ça va 5min hein ».
Quant à savoir ce que valent les postures légitimistes depuis son clavier…
« Comme dans toute crise paroxystique, il y a évidemment des pousse-au-crime »
Postures qui se sont également fait entendre sur les ondes. (...)
Au prétexte que des manifestations émaillées de violence se tiendraient dans Paris, republier une simple carte des lieux de pouvoir parisien (montrant essentiellement leur proximité géographique) serait ainsi devenu « irresponsable ». Mais la publication n’est devenue « irresponsable » que lorsque son contenu a été perçu comme un outil entrant en résonance avec les volontés de certains manifestants (cibler les lieux de pouvoir et se rendre à l’Élysée). En d’autres termes : dans certains contextes de tension sociale, il conviendrait de ne pas publier les informations jugées « dangereuses » (par certains éditorialistes) pour les institutions. Corollaire : la « responsabilité journalistique » reviendrait à adopter systématiquement le point de vue du maintien de l’ordre : dénoncer les violences (des manifestants) ou s’alarmer devant les « attaques » des « symboles de la République » (comme l’Arc de Triomphe). Jusqu’à parfois se reconvertir en porte-parole du gouvernement ou de la préfecture. Bien sûr très orientés, ces raisonnements instrumentaux et autres refrains sur la « responsabilité » en disent long sur la connivence existant entre les agendas médiatique et politique. (...)
Loin d’être anecdotiques, ces réactions, au choix indignées ou haineuses, en disent long sur la panique qui anime les hautes sphères médiatiques depuis la mobilisation des gilets jaunes. Et sur leur mépris de classe. Comment une carte des lieux de pouvoir parisiens (dont on peut toujours discuter la méthodologie) devient-elle un « appel à la haine » ou au « lynchage », voire une série d’indications à destination des « casseurs » ? Comme s’il fallait veiller à ne surtout pas renseigner ces « gueux », incapables de trouver par eux-mêmes des informations par ailleurs publiques. Et comment expliquer des réactions si outrancières ? Il semble tout d’abord que certains journalistes se soient sentis eux-mêmes montrés du doigt par une carte qui intègre, dans les lieux de pouvoir parisiens, les sièges des « médias importants » auxquels ils appartiennent. Autrement dit, qui a le mauvais goût de rappeler à certains journalistes leur propre appartenance aux cercles de pouvoir parisien, dans un contexte de défiance généralisée à l’égard des grands médias.
À ce titre, la carte des lieux de pouvoir rajoute de la panique à la panique (et du fantasme aux fantasmes) d’une élite journalistique dont la déconnexion semble de jour en jour plus stratosphérique. (...)