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Loi sécurité globale, nouvelle étape du durcissement autoritaire
Article mis en ligne le 2 avril 2021

La contestation de la loi Sécurité globale s’est pour l’instant essentiellement focalisée sur l’article 24 qui entrave le droit de filmer l’action des forces de police. Pourtant, le reste du contenu de la loi n’est pas moins inquiétant : légalisation de techniques de technopolice, élargissement des prérogatives de milices privées, extension du port d’arme des forces de l’ordre, surveillance accrue de l’espace public.

C’est tout cela que décrypte l’excellent documentaire en accès libre, Sécurité globale, de quel droit ?, coréalisé par Karine Parrot et Stéphane Elmadjian, professeure de droit à l’université de Cergy. Nous nous sommes entretenus avec Karine Parrot et quelques-uns des juristes qui y interviennent pour revenir plus en détail sur les dispositifs contenus par la loi, la genèse de la notion de sécurité globale et la construction « par petites touches » de l’autoritarisme en France depuis quelques années.

Karine Parrot : L’idée de ce film m’est venue sur la place de la Sorbonne où se tenait une énième manifestation contre la dernière réforme libérale de l’université, laquelle va multiplier de manière considérable les contrats précaires pour les jeunes chercheur·es. Le rassemblement se tenait en novembre 2020 et, à l’époque, le confinement réduisait encore plus que le couvre-feu notre liberté de mouvement et notre liberté de manifester. Sur cette place où nous manifestions tranquillement, nous étions littéralement cerné·es par les policiers et, pour « sortir » et nous rendre à l’autre manifestation qui se tenait devant l’Assemblée nationale contre la loi sécurité globale, nous avons dû montrer des attestations, refuser de montrer nos papiers d’identité, parlementer avec les policiers. Le parallèle entre ce contrôle policier inouï qui s’exerçait sur nos vies et nos corps et les réformes très graves adoptées pendant ce temps par le Parlement m’a littéralement saisi. Puisque mes collègues spécialistes de politique criminelle et de libertés publiques étaient également très inquiet·es de cet état des choses, j’ai eu envie de leur donner la parole. (...)

Dans le choix des intervenant·es, j’ai voulu donner la parole à des personnes qui à la fois connaissaient bien certains aspects pointus du texte – sur la police ou les données personnelles – mais qui, en même temps, avaient une vision claire des politiques pénales menées depuis 30 ans. Car le film n’est pas fait pour les juristes, au contraire. (...)

Olivier Cahn : La doctrine de la sécurité globale est un projet idéologique et politique de réforme de la sécurité nationale qui remet en cause les principes hérités de la modernité particulièrement la distinction entre le criminel, à l’intérieur du territoire, que l’État traite par des moyens civils (le droit pénal, la police, les juges, la prison, etc.) et l’ennemi, situé à l’extérieur des frontières, auquel l’Etat oppose ses moyens diplomatiques et militaires.

Historiquement, cette doctrine trouve son origine dans la réflexion des thinks tanks militaires étasuniens (...)

La publication par S. Huntington, de son ouvrage Le choc des civilisations va permettre aux théoriciens militaires de proposer une nouvelle conception de la sûreté de l’État. L’auteur postule que le renouvellement de l’ordre mondial consécutif à la fin de la confrontation des blocs engendre un bouleversement des relations internationales : dans un monde devenu multipolaire, des groupes – qui ne sont plus nécessairement des États – imposent à ces derniers des confrontations asymétriques (terrorisme, guérillas, activités des organisations criminelles internationales) qui constituent les « nouvelles menaces contemporaines » contre lesquels les moyens de sécurité étatiques sont inappropriés, car contraints par les limites du territoire et les exigences de l’État de droit. L’autorité publique ne peut donc plus se contenter des moyens conventionnels et doit inventer une doctrine de sécurité nationale, adaptée aux menaces particulières auxquelles elle est confrontée, et fondée sur un nouveau paradigme : la menace, globale et diverse, ne s’incarne plus dans un ennemi identifié et localisé géographiquement. La sûreté de l’État doit donc être reconfigurée comme une sécurité globale, soustraite à la contrainte territoriale, mais aussi – si nécessaire – aux cadres juridiques anciens. (...)

Les autorités françaises vont initialement se montrer réticentes. Le basculement interviendra, d’abord, de manière théorique, au travers des Livres blanc sur la sécurité intérieure face au terrorisme de 2006 et sur la Défense et la sécurité nationale de 2008 et, surtout, par le rapport d’Alain Bauer Déceler-Etudier-Former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique – Rapprocher et mobiliser les institutions publiques chargées de penser la sécurité globale, de 2008. La conversion s’opérera, ensuite, par un changement de la doctrine militaire : l’opération Serval au Mali en 2013, convertie en opération Barkhane à partir de 2014 est ainsi présentée comme une Opération extérieure de lutte contre le terrorisme, c’est-à-dire une opération de l’armée contre une forme de criminalité (qui en principe relève du droit pénal). En outre, à partir de janvier 2015, le lancement de l’opération Sentinelle, présentée par le ministre de la défense J.-Y. Le Drian comme une « Opération intérieure » marque – au moins dans les termes – le retour des opérations militaires sur le territoire national pour contribuer à la lutte contre la criminalité. (...)

La proposition de loi sur la sécurité globale finalise la réforme de la doctrine de sécurité nationale de l’État français et, pour ce faire, elle remet en cause, l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui définit la « force publique » (« La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ») et la conception traditionnelle de la mission régalienne de police. (...)

Noé Wagener : Il est clair que la proposition de loi sur la sécurité globale soulève des questions importantes quant à nos rapports à l’espace public. C’est le principal fil-conducteur de ce texte, même : la surveillance de l’espace public s’accroît encore, par l’extension des pouvoirs de l’ensemble des acteurs de la sécurité, y compris privée, autorisés à intervenir sur cet espace et par l’augmentation massive des moyens d’enregistrement de ce qui se passe dans ces lieux ouverts à tous. Si « continuum de sécurité » il y a, c’est d’abord et avant tout parce qu’il devient de plus en plus difficile, pour les usagers de l’espace public, d’échapper au quadrillage sécuritaire qui s’y déploie, que l’on veut sans failles et qui nous étiquette isolément.

De ce point de vue, on peut dire que la proposition de loi sur la sécurité globale témoigne d’un vrai problème de mise en forme de nos rapports juridiques à cet espace (...)

Il est urgent, autrement dit, de retrouver les moyens de dire sur le plan juridique que, dans l’espace public, on est chez soi tous ensemble, et non simplement autorisés individuellement à y être au titre de nos libertés et sous un contrôle permanent, faute de quoi, la scission fictive entre la liberté à l’intérieur, dans l’espace privé, et la surveillance à l’extérieur, dans l’espace public, continuera à s’exacerber. (...)

Pour conclure, cette loi n’est qu’une étape et la mobilisation populaire contre le texte a montré qu’on peut encore s’opposer à cet engrenage sécuritaire, chaque jour, pied à pied, dans la rue, qui est à nous.