
Voici un rapport qui arrive à point nommé. Quelques jours avant l’examen du projet de loi « terrorisme » en première lecture à l’Assemblée nationale, le Conseil d’État publie une étude extensive sur « Le numérique et les droits fondamentaux ». Droits fondamentaux a-t-on dit ? Oui, dans les grands titres au moins, le rapport entend contribuer à la définition et à la réalité de ces droits. Si certaines des mesures proposées risquent d’aggraver la répression, la démarche d’ensemble reste claire : le numérique fait évoluer nos droits fondamentaux, aux pouvoirs publics d’en assurer une protection plus efficace.
Certes, les mesures proposées sont souvent timides et parfois dangereuses, notamment sur la liberté d’expression. Ainsi, la section du rapport et des études du Conseil d’État se refuse à restreindre la portée du blocage de sites Internet, et au contraire laisse la porte ouverte à la censure administrative de l’expression publique à la fois inefficace et disproportionnée.
Pour autant, il est à remarquer que le blocage n’est nullement évoqué par le Conseil d’État pour enrichir l’arsenal des pouvoirs publics en matière de lutte contre le terrorisme. En cette matière, l’attention des rédacteurs porte plutôt, et à l’inverse serait-on tenté de dire, sur l’équilibre qui doit être recherché dans une société démocratique entre la protection des données personnelles et la lutte contre le terrorisme, face aux excès de cette dernière depuis près de quinze ans.
À cet effet, le Conseil d’État s’attache d’abord à mettre en avant le fait que « la collecte de renseignement par la surveillance des communications électroniques est un élément essentiel de la stratégie de défense et de sécurité de la France » (pp.195 et s.), puis à tirer les conséquences de l’annulation de la directive sur la « rétention des données » par la Cour de justice de l’Union européenne quant à la sauvegarde de la sûreté de l’État (pp. 197 et s.) et, plus encore, à défendre l’idée selon laquelle « les garanties entourant la surveillance des communications doivent être renforcées sans porter atteinte à l’efficacité de la lutte contre le crime organisé, du terrorisme et des autres atteintes à la sécurité nationale » (pp. 207 et s.).
La mise en cause de l’équilibre des droits dans une société de surveillance de masse
En somme, même s’il échoue à condamner le blocage des sites terroristes ou manque de se prononcer ouvertement sur ce point, le Conseil d’État se consacre à ce qui nous paraît essentiel : la mise en cause de l’équilibre des droits dans une société de surveillance de masse au nom, notamment, de la lutte antiterroriste : (...)
Le blocage des sites n’apporte rien
Il ne s’agit pas de tomber dans l’américanisme ou le libertarisme béat, seulement de s’interroger sur le résultat de nos expériences passées, y compris françaises. Pour ce qui concerne le blocage des sites, nous savons que celui-ci n’apporte rien. Il ne fait rien pour les victimes, n’empêche en rien la commission des crimes et délits et met au contraire sur la sellette la liberté d’expression et d’information de nombreuses personnes. On l’a dit et redit mais surtout expérimenté. C’est le cas en matière de protection du droit d’auteur notamment. Pendant que de nombreux sites sont bloqués, l’industrie du streaming illicite de masse perdure tout en générant des profits occultes et indus. Sous d’autres noms, sous d’autres formes, on aura beau le cacher, le mal désigné est toujours là.
Pour ce qui est du terrorisme, que l’on nous démontre en premier lieu en quoi l’administration doit être préférée au juge pour bloquer les contenus concernés (article 9 du projet de loi). (...)
Et si le terrorisme doit apparaître sur Internet, avec son lot d’horreurs et de bêtises, alors jugeons-le et condamnons-le comme on juge et condamne les terroristes dans nos tribunaux, de manière contradictoire, transparente et publique. Mais n’acceptons pas la mise sous silence préalable entre les murs de l’administration. Il en va de la légitimité de notre combat pour la paix et de notre capacité à rester fidèles aux valeurs de la démocratie et de l’État de droit.